Ma bredouille d'époque
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WHEN I WAS DREAMING
Sorcières et géants, univers chimériques et territoires inconnus, Tim Burton semble ressortir son vétuste chaudron magique de
Sleepy Hollow, précédent concentré des thèmes et formes chers au cinéaste.
Big Fish est pourtant le fruit d'une nouvelle pêche, le poisson d'une ligne parallèle qui ne croise guère les figures d'antan, alors même qu'elle ne cesse de chuchoter leur nom, de les convoquer dans ces harmonies dissonantes, étranges, toujours tristes. Ces tissus ne s'accordent décidément pas, mais ils feront un patchwork qui tiendra chaud. Les mains de fer aux bras de chair, la tête du chihuahua au corps humain, Burton est depuis toujours fasciné par les greffes contre nature, gommant les tristes moues des défunts pour y dessiner des sourires, comme une façon de défier la Mort en la transperçant à coups de glaive de bois. Si la finalité est la même, le sursaut aura donné son prix à une existence trop terne pour être vécue comme telle, trop grise pour être dite dans des mots fidèles. Tim Burton a vieilli, pourrait signer son cliché d'oeuvre de la maturité, mais livre avec
Big Fish le film qui la réfute, qui la repousse et qui ne veut pas voir son visage - probablement parce qu'il ressemble trop à celui de la grande faucheuse, signe de la fin des fantasmes, et du rideau baissé sur la vie. Alors les univers se heurtent les uns aux autres, les textures se choquent, les pays s'imbriquent sans qu'on ne ressente entre eux une réelle coexistence, parce qu'on préfère la fuite en avant dans le musée glacé, la tête dans les épaules, au regard droit vers la réalité crue. Qui avalera ces gros poissons? Quelle est la part de vrai ou de faux? Les interrogations s'avèrent bien vaines, car la vérité est là depuis toujours, aux yeux de chacun, toute nue.
LES CONTES DU PERE BURTON
Chez Burton on raconte toujours les hauts faits du héros, ou plutôt du anti-héros, en entamant les films comme d'autres ouvrent de grands livres, avec ce respect solennel du mot écrit, du bruissement de la page tourné. Dans
Big Fish, le bouquin a tendance à voler à la poubelle. Quel est ce vieux mourant qui ressasse ses interminables histoires de Licorne ou de Yeti avec la même conviction qu'à ses vingt ans? Plus personne ne semble le croire, si ce n'est ceux qui ont vu l'étincelle dans son blanc d’œil. Souvent les femmes, toujours plus fines chez le réalisateur, plus lucides et sensibles aux troubles du cœur. Sandra, l'épouse parfaite, celle qui glace le temps, ou Joséphine, dont le prénom romanesque la prédestine déjà au conte merveilleux. En pleines confessions intimes, Burton s'interroge, retourne la caméra et se met à nu. Il n'y a plus de réalisateur de navet qui vaille, de marginal lunaire pour parler en son nom, pour cristalliser sa projection. Burton et ses lubies de l'art du raconter, sa peinture rose des planches noires, ou sa peinture noire pour tromper l'ennemi, celui qui doute, cynisme au poing. Quelle plus belle arme pour lutter contre sa peur de la mort, de l'abandon, de la solitude, que de jouer avec, de désacraliser ces effroyables ennemis, et ainsi de gagner sur un autre tableau, celui où la vie éternelle est possible - la terre du fantasme. Loups-garous, bêtes de cirque, peuples cachés, sœurs siamoises, tous se sont donnés rendez-vous dans un coin de forêt pour faire la nique à la mort, car eux sont immortels et ne quitteront jamais le royaume des illusions. Celles qui vivent dans l’œil grand fermé, qu'on distingue parfois à peine, comme une sirène qui s'approche derrière la vitre embuée: ses élans sont plus visibles que ses traits les plus précis. Les personnages, eux, s'adressent à la caméra comme les enfants interrogent la sorcière, et l’œil répand sa prophétie, folklore bon marché mais qui pourrait se révéler véritable. L'objectif effectue un tour à 180°, regardant plus que jamais non plus le héros, mais le narrateur et son besoin névrotique de fantasme.
DEVINEZ QUI JE SUIS
Avec
Big Fish, Burton signe pour la première fois un film où l'on a parfaitement conscience de l'artificialité du fantastique, mais où l'on possède encore la force de croire à ses vérités. Pour la première fois, on affronte la mort, même par des chemins de traverse. Hier encore les abandonnés avaient la vie éternelle, seuls dans leur château; aujourd'hui on se rassemble autour de la chair qui se flétrit, du corps immobile, même si celui-ci tente toujours de danser par l'esprit. Rarement Burton aura livré un film si riche émotionnellement, sans le masque de la farce (
Mars Attacks!), de l'hommage (
Sleepy Hollow) ou du macabre rigolard (
Beetlejuice,
L'Etrange Noël de Mr Jack). En allant de l'avant, en signant, malgré tous ses efforts, un film plus mûr que ses juvéniles oeuvres de l'autre siècle, Tim Burton se retrouve, pas seulement dénudé, mais plus proche de sa jeunesse. Chez cet enfant solitaire, Vincent, qui se rêvait Price, qui confondait fantasme et réalité, avec ce doute final: les ombres n'ont-elles pas remporté leur rencontre face au jeune garçon démuni, dos au sol?
Big Fish mène le même combat, avec cette soif qui pourra faire tiquer (final trop gras et badinage en pré connu) ainsi qu'un effort pour renverser la vapeur: même dans la pâleur de la mort, dans les derniers couloirs blancs des hôpitaux, il y a une porte de sortie où il est possible de faire triompher la lumière artificielle sur les ténèbres. Alors Burton en abuse, habille ses siamoises de paillettes vermeilles, fait clignoter son Spectre comme un mini Las Vegas, dore la terre de toutes ses jonquilles, fait de son cirque un lieu scintillant visible du ciel. Burton économise le mouvement, soigne son art de la vignette et son art du conte. Il aura rarement autant livré de lui en un film, provoquant une émulation chez ses acteurs, tous parfaits. Tim Burton est revenu, pêche miraculeuse dans le sac. Qui sait quels mystères s'y cachent encore, gigotant dans un souffle qui ne semble pas vouloir s'achever.
6/6