Spoilers au devant.Tout d’abord, un commentaire sur Brendan Fraser : acteur de second rang et qui s’assumait dans des mélodrames parfois à la limite du téléfilm, des comédies ou des trucs pour gosses, mais principalement dans une franchise marquée par son côté dérivatif, avant de se faire plus rare à mesure que sa carrière s’étiolait… Sa disparition suscite chez les enfants des années 90 une curiosité ponctuelle façon « ah oui tiens il est passé où depuis Scrubs lui ». Ensuite, cameo fugace en tant que note de bas de page lors du grand déballage #MeToo. Cela semblait d’une part fournir une explication (depuis largement mitigée) quant à sa traversée du désert mais aussi, plus gênant, servir de caution à la brève parenthèse « les hommes aussi en souffrent » de La Cause.
Son retour progressif depuis quelques mois dans le cadre de la promo de
The Whale est un exemple typique de storytelling que l’on sent conçu par les communicants du milieu, qui gèrent tout ce qui en émane à destination du public. On est dans l’uncanny valley de la communication : Brendan Fraser se traine de plateaux en plateaux, l’œil humide et la diction affectée, cueillant au bond les salves de mièvreries étouffantes de ses interlocuteurs (Graham Norton, Drew Barrymore etc.) par un revers de ses propres platitudes larmoyantes, le tout d’une voix grave, posée mais pleine de sanglots étouffés, portant sur ses épaules tombantes la charge de l’Hollywood qui culpabilise, entre autres, d’avoir laissé dans l’ombre ce géant bienveillant et wholesome. Tout ça a l’air humain et touchant, rondement mené niveau narration mais la fausseté des agences de comm’ dépasse aux entournures.
Ce préambule parce que j’ai fini par avoir l’intuition que tout ça n’était pas anodin, et disait peut-être même à l’avance quelque chose du film.
The Whale, donc, participe de cette mouvance qui fait tâche d’huile (le genre horrifique étant déjà presque entièrement colonisé) de films focalisés sur le quotidien d’un malade dépendant. Pensez
The Father mais avec un gros. Aronofsky renoue pour l’occasion avec la finesse dont il faisait déjà preuve dès
Requiem For A Dream par la façon dont il montre Charlie manger comme il le fait, c’est-à-dire de manière dégueulasse et compulsive jusqu’à en vomir, qui nous renvoie presque vingt-cinq ans en arrière en plein ass to ass.
De la même manière qu’il ne trouvait pas grand-chose à dire du personnage de Jennifer Connelly à part qu’elle allait finir par se prostituer sans joie ni plaisir pour pouvoir se droguer, Aronofsky n’a pas grand-chose de plus à dire sur l’obésité que ce qu’il en fait dire à Charlie — ou plutôt, que ce que Charlie, consumé par une obsession croissante pour la sincérité, en fait dire aux autres, à savoir que son obésité est repoussante et dangereuse pour sa santé.
Mais il ne s’agit pas d’un film sur l’obésité.
La question du refus de soins souffre en revanche de l’excès inverse. Elle est d’abord amenée via l’angle social (pas d’assurance maladie, soins payants aux US, peur de l’endettement etc.) qui sera disqualifié par une des révélations du film (Charlie a des économies). Malgré cette fausse piste, ce refus de soins reste tout de même présenté comme un choix, ou en tout cas un fatalisme lucide, sans déni, c’est-à-dire assumé en âme et conscience.
Le problème, c’est que l’état de Charlie est par définition dû à des comportements irrationnels et incontrôlables qui sont plus forts que la réalité, y compris celle de la maladie et de la mort. L’irrationnel compulsif au cœur de toute addiction n’est jamais une gateway drug vers le rationnel et la lucidité, pas sans cassure radicale (qui n’arrive jamais dans le film, Charlie ne se soignant pas). Il s’agit là d’une spectaculaire invraisemblance psychologique, même dans le contexte de la filmographie d’Aronofsky, pleine d’obsessions débraillées et de recours aux mécanismes du conte.
Et malgré cela, le film doubles down : l’épiphanie est confirmée, Charlie finit par transformer ce refus de se soigner en une sorte d’opportunité de rédemption particulièrement méthodique via l’héritage que sa mort représente, mais aussi via son obsession de la sincérité dans laquelle il projette toutes ses forces restantes, cherchant jusqu’aux ultimes secondes du film à l’utiliser pour ancrer sa fille en plein naufrage dans une sorte de sacrifice à la signification et aux rouages thématiques pour le moins flottants… Mais sans pour autant se défaire des compulsions à l’origine de son état. A la fois addict, mourant et lucide, Charlie est donc le personnage idéal du mélo idéal pour surpasser tous les mélos. Le beurre et l’argent du beurre.
Mais il ne s’agit pas d’un film sur le refus de soins.
Encore comme
The Father,
The Whale est adapté d’une pièce de théâtre. Il s’agit d’un huis clos dans l’appartement de Charlie dans lequel se succèdent différents personnages. Même si Charlie n’est pas seul à l’écran, ça m’a rappelé un peu cette pièce de Samuel Beckett,
Krapp’s Last Tape (construction de la solitude et du regret de l’amour perdu, fétichisation d’un vecteur vers le passé (ici la dissertation), clochardisation et isolement du protagoniste etc.) mais sans tout ce travail « anti-shakespearien », sans cette retenue qui consolide son effet, sans la moindre prise de risque nulle part, sans radicalité. On peut penser à
Killer Joe aussi, qui avait le mérite de proposer des scènes d’extérieur et d’innover avec le poulet frit.
Charlie reçoit donc des visites : son amie infirmière, sarcastique et vulgaire, sa fille, sarcastique et vulgaire, son ex-femme, sarc… Non, là ça va : Samantha Morton, très grande actrice, trop rare, vient mitiger, avec toute l’intensité qui la caractérise, ce sarcasme passif agressif devenu un des marqueurs à l’écran de ce qu’est censé être un des traits majeurs de la féminité moderne (merci Joss Whedon). Pour tout dire : Sadie Sink rejoue Max de
Stranger Things, qui est un bon exemple de ce phénomène (plus proche de nous, Bella Ramsey dans
The Last of Us), avec seulement plus de gros mots. Les meilleures scènes sont celles où Morton est présente.
Mais il ne s’agit pas d’un film sur les femmes, sur la famille ou sur le théâtre.
Au fil de tout ça, ça parle aussi littérature, avec toujours les mêmes rengaines écrasantes sur Walt Whitman (cf. un des mélos oubliés, et à juste titre, du Fraser des 90’s,
With Honors, dans lequel il est « mentorisé » pour sa thèse sur le poète par un clochard asocial qui s’avèrera malade en phase terminale), des enfonçages de portes ouvertes sur la Bible, dignes du r/atheism de Reddit (« mAis pOuRQuoI dIEu esT aUsSI MeCHaNt aLORs qU’Il Est SEnSé aiMEr TOuT lE mONde lollllllll »)... Mais aussi et surtout à travers l’évidence du jeu intertextuel, sans doute hérité de la pièce, entre le film et le roman d’Herman Melville,
Moby Dick, dont le titre complet est
Moby Dick; or, The Whale.
The Whale se veut en quelque sorte une réécriture postmoderne du roman dans laquelle Charlie pourrait tantôt être à la fois Ahab et Moby Dick, tantôt le Moby Dick du Ahab qu’est sa fille… Ou l’inverse… Bref. Les références à l’un des premiers chapitres du roman, dans lequel Ishmael se voit forcé de partager un lit avec Queequeg, et qui fait les choux-gras de la queer theory depuis un moment (chouette scène dans je ne sais plus quelle saison de
The Sopranos au sujet de
Billy Budd, qui résume bien les tensions et enjeux à ce sujet entre lectorat populaire et monde universitaire), sont évidemment appuyées pour faire écho à l’orientation sexuelle de Charlie. Je ne peux que supposer que c’est cette intertextualité qui a le plus attiré Aronofsky dans ce projet,
Mother! proposant le même angle d’approche vis-à-vis du mythe de la création.
Moby Dick est connu pour prêter le flanc aux nombreuses interprétations possibles de ses tout aussi nombreux symboles et allégories (bibliques, sociales, sexuelles, civilisationnelles etc.) mais
The Whale, postmodernisme oblige, ne propose rien en la matière qui ne soit pas immature. L’exemple le plus révélateur de ce que je veux dire : l’espèce à laquelle appartient la baleine du roman est appelée en anglais sperm whale, tandis qu’au cours de la scène où l’on découvre Charlie, il est en train de se branler devant du porno gay. En revanche, pour ce que ça vaut, rappelons que dans
Gods and Monsters, Fraser jouait le jeune jardinier dont s’éprend James
Whale, réalisateur de
Frankenstein (qui forme avec, entre autres,
The Mummy, le cycle des Universal Monsters, les deux monstres étant qui plus est joués par le même acteur), et qu’il finit même par agresser sexuellement d’une manière qui rappelle la réelle agression que Fraser dit avoir subie. Bref, le vertige amusant mais complètement vain des références et associations qui caractérise depuis ses débuts le courant postmoderne est bien au rendez-vous.
Mais il ne s’agit pas d’un film sur la littérature — ni, donc, sur l’obésité car déconnecté des réalités du sujet, préférant butiner d’un lieu commun à un autre, ce qui permet de rester dans le registre du depression porn, cette esthétique du pathos dans laquelle le jeu de Fraser s’inscrit pleinement — en parfait miroir de sa nouvelle présence médiatique. Par extension, ce n’est pas plus un film social ou psychologique, trop surécrit pour y prétendre, à la fois trop appuyé et trop indigent.
Les critiques de films d’Aronofsky sont souvent un festival de « … mais c’est pas ça le sujet [drogue, conquistadors, catch, ballet, genèse, toxicité dans le couple etc.] ». Là, le vrai sujet il faut le chercher dans ce qui s’apparente à un carambolage de thèmes et de motifs braillés à tue-tête, sans dextérité, au liant dilué… Si ce n’est, au regard des extraits de la pièce qu’on peut trouver sur le net, gênants au possible, cette mise en scène resserrée, adaptée aux personnages et au lieu.
Néanmoins, à l’inspection, entre deux carcasses fumantes d’inanités paresseuses qui se sont rentrées dedans, il apparaît que le vrai sujet du film était sous notre nez depuis le début, au même titre que tout le forçage absolu qui l’accompagne. Il suffit de regarder cette affiche où le « bouleversant » est plus gros que le titre. Elle dit tout, révèle tout, rend immédiatement caduques toute tentative de commentaire ou de critique puisque l’ensemble du projet, tout son propos, toute son intention, toute sa substantifique moëlle y sont concentrés à l’état pur :
Accorder quelques secondes d’attention à cette affiche et à ce qu’elle inspire, c’est déjà avoir fait l’expérience de 99,9% de ce que le film propose et impose. Les 0,1% restants, c’est une fat suit qui n’est même pas plus réussie que dans
Professeur Foldingue ou
Austin Powers.