Quand Martin Scorsese fait un film comme Le Loup de Wall Street, avec cette virtuosité narrative qui renvoie évidemment aux Affranchis et à Casino, retrouvant un sens du rythme qui manquait à Shutter Island et Hugo Cabret, il est facile de l'aimer, de s'y lover confortablement. Ça c'est le Scorsese qu'on connaît et qui nous régale. Et en même temps, Le Loup de Wall Street apparaît, au bout de 45 ans de carrière, comme le genre de film que le cinéaste pourrait réaliser les yeux fermés. Ses deux précédents étaient moins convaincants mais avaient le mérite d'être différents. À l'annonce du projet, de la réunion de Scorsese et de son premier acteur fétiche, de leurs tentatives de sortir Joe Pesci de sa retraite, et ce pour un nouveau film situé dans le milieu du crime organisé, il y avait à la fois de quoi se réjouir et de craindre la redite. Il n'en est rien. Quand The Irishman renvoie aux Affranchis, c'est pour mieux s'en démarquer. Pour mieux le désacraliser même. Les contes de Scorsese ont toujours été moraux, ses protagonistes finissant toujours condamnés pour leur hédonisme criminel, mais son dernier opus se fait plus désabusé que jamais. Hanté par la mort, The Irishman est un ouvrage dense qui voit Scorsese revisiter le genre qui a fait sa renommée avec le regard rétrospectif d'un homme plus proche de la fin que du début. L'épopée subjective et touchante d'un homme à tout faire des coulisses de l'Amérique.
Dès le premier plan qui rejoue le plan-séquence des Affranchis dans un hospice, le ton est donné. L'inévitable voix off qui démarre alors se transforme presque littéralement en divagations d'un vieil homme parlant tout seul, Frank Sheeran dit "L'Irlandais", relatant à qui veut bien l'entendre la légende de sa vie, de simple livreur de barbaque congelé à Judas de la pègre, croisant le destin de certaines figures-clé de l'Histoire des États-Unis, comme un Forrest Gump de la mafia. Pour autant, ce rise & fall est défait de tout le glamour propre à ce type de récit. Jamais Frank - ou ses "collègues" - ne jouit ni ne se complaît dans une quelconque vie de luxe comme pouvaient le faire Henry Hill, Ace Rothstein ou Jorda Belfort. Au contraire, le film montre dès le départ comment le crime organisé s'apparente à un vulgaire métier. Ce n'est pas pour rien que la branche des mafia italo-américaine et juive spécialisée dans les assassinats était surnommée "Murder Inc.", comme s'il s'agissait d'une entreprise comme une autre.
Le livre dont est tiré le film s'appelle I Heard You Paint Houses, qui se traduit littéralement par "j'ai entendu dire que vous peigniez des maisons" et servait d'euphémisme pour décrire l'acte de tuer quelqu'un, couvrant les murs de la maison de sang. Une expression de main d'oeuvre qui sied parfaitement aux exécutions de Frank, dépourvues de quelque émotion que ce soit, et toujours brusques, montrées à chaque fois en un plan large, rendant la chose tristement froide et banale. Quand Frank nous explique quelle arme choisir parmi l'arsenal posé sur son lit, il n'y a aucun fétichisme, la réflexion est purement utilitaire. Les BO sous forme de juke box auxquelles Scorsese nous a tant habitué cèdent ici la place à des musiques douces et lentes qui s'étirent sur plusieurs scènes comme pour illustrer la routine d'un simple employé, suivant les ordres de ses supérieurs comme il le fait depuis la guerre au cours de laquelle il était déjà un criminel. La pègre a intégré l'industrie, la société et la politique et Frank a toujours été le bon petit soldat de ce système.
Un système violent qui ne peut donner que des fins violentes, comme dirait Shakespeare. Chaque figure de la mafia que croise le chemin de Frank est accompagnée d'un carton indiquant son nom mais également la façon dont il mourra, comme un memento mori. Même lorsqu'il met un peu plus d'emphase sur un meurtre, Scorsese éloigne sa caméra de l'action pour montrer les fleurs du magasin d'à côté. En un sens, la couronne à poser sur la tombe était déjà là. Un road trip sert d'ancrage narratif récurrent au gigantesque flashback narré par Frank mais ce voyage ne peut avoir résolument qu'une seule destination finale possible. The Irishman est une marche funèbre. D'ailleurs, on ne vous dira pas qu'il faut à tout prix, comme pour Roma d'Alfonso Cuaron, voir le film sur grand écran mais il est nécessaire de regarder en une fois les 3h30 de métrage tant la durée et le rythme font partie intégrante de ce que le film raconte. C'est pas un film qui se regarde en plusieurs fois (comme tous les films en fait #jdcjdr). Il faut sentir le temps passer comme Frank sent sa vie passer, dépasser celles de ses proches. À ce titre, le choix de garder les mêmes acteurs pour jouer leurs personnages à différents âges est tout à fait justifié. Voir les mêmes acteurs, ces mêmes acteurs qui étaient magnifiés dans Les Affranchis et Casino, vieillir et se décrépir sous nos yeux sur toute la longueur du film est des plus parlants. La technologie de rajeunissement numérique n'est pas toujours convaincante (il aurait fallu utiliser une doublure pour le corps de Robert De Niro quand il est censé avoir 40 ans parce qu'il est tout trapu, j'arrivais limite pas à savoir quel âge il était censé avoir jusqu'à ce que Joe Pesci l'appelle "kid") mais se prête en fin de compte assez bien à l'illustration d'un souvenir fantomatique de gens déjà morts (perso, j'étais davantage gêné par les faux yeux bleus de De Niro).
De Niro abandonne la plupart de ses mimiques pour un jeu d'une humilité émouvante tandis que Pesci surprend avec une performance toute en retenue dans un contre-emploi de mafieux calme. Face à eux, Pacino peut se permettre plus d'effusions en Jimmy Hoffa mais laisse petit à petit poindre les fêlures derrière la fougue. Quand ces petits vieux se mettent à se chamailler pour des histoires de retard ou de shorts ou qu'ils débattent sur l'achat d'un poisson, l'absurdité a tôt fait de rappeler leur humanité et donc leur mortalité. Ils ont beau avoir leur pyjama de vieux remonté jusqu'au nombril, l'un se drape toujours dans son orgueil, l'autre n'aura que sa culpabilité. L'inexorable cheminement de la dernière heure entérine le propos de Scorsese, montrant une fois de plus un protagoniste en proie au doute, avant de troquer le 35mm pour un numérique d'une clarté qui ne pardonne pas, à plus d'un titre. Mis à nu par une image d'une froideur clinique, Frank nous est alors montré comme l'a toujours vu sa fille dans les rares aperçus de sa vie domestique délibérément effacée de cette réminiscence subjective : seul et inexpiable.
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