La Théorie des nuages (Stéphane Audeguy)
Une jeune femme est employée par un vieux couturier japonais pour faire l'inventaire de sa bibliothèque, entièrement consacrée aux ouvrages relatifs à l'étude des nuages... Bouquin un peu insaisissable, à la structure difficile à anticiper. Entre contemplation du ciel et exploration de la sexualité, le livre d'Audeguy se caractérise surtout par ses multiples plongées dans le passé, pour raconter (et souvent inventer) l'histoire de scientifiques méconnus, ne survolant finalement le présent que par petites touches feutrées, sans délicatesse chichiteuse (on parle de séparation, de suicide, de trauma enfantin...) mais sans jamais non plus en appuyer la gravité. Le livre tout entier a l'air comme un peu "absent", désintéressé, un peu lunaire.
Ça donne un bouquin très agréable (on y entre immédiatement, comme dans un bon bain) et en même temps un peu volage, inégal selon ses histoires. Ça donne la sensation d'un petit voyage curieux et hétéroclite, saupoudré d'un désenchantement parfois un peu facile pour le monde actuel, et dont on se demande surtout, au final, où il voulait nous mener, tant il semble refuser tout effet conclusif. Livre bizarre donc, mais qui a le bon goût de ne pas surligner à chaque ligne son originalité, restant discret jusque dans sa longueur, suprenamment courte, qui donne l'impression que le bouquin est aussi court qu'un souffle.
Le Soleil des Scorta (Laurent Gaudé)
L'Histoire d'une famille dans l'Italie du Sud, dont la lignée s'étend sur un peu plus d'un siècle... On me l'avait ardemment conseillé, et j'en ressors un peu surpris, sans réellement parvenir à trancher : les spécificités du bouquin sont elles des défauts, ou justement ce qui fait sa personnalité ? La spécificité première, c'est une durée très courte. A chaque partie (le livre en compte dix), Gaudé saute plusieurs dizaines d'années d'un coup. Un roman pareil semblait promis à la grande fresque détaillée, or cette découpe en larges ellipses ne fait que retenir quelques moments significatifs ou représentatifs, traités eux-mêmes assez rapidement. Pas le temps, au final, de faire réellement connaissance avec un personnage : on les rencontre comme on les croiserait le temps d'un après-midi, avant de faire un saut temporel soudain pour aller serrer la main de leurs enfants devenus adultes.
En contrepartie, l'écriture de Gaudé est tellement efficace, a un tel pouvoir d'évocation, qu'on a l'impression de déjà les connaître parfaitement après quelques lignes. Cela tient au fait que les personnages se font moins tirer le portrait seuls que via les liens qu'ils établissent avec la génération précédente ou suivante (oncles-neveux, par exemple), avec l'identité du nom (et la malédiction) qu'ils traînent à travers les siècles, ou avec le décor qui leur sert de matrice.
Du coup je trouve le livre aussi admirable (c'est vraiment passionnant à lire) que frustrant : j'en aurais bien pris le double. Sauf que la qualité du bouquin tient peut-être aussi à sa mesure, à la manière dont Gaudé évite la famille de mafieux et les trafics de grande échelle, au nombre volontairement réduit de personnages secondaires, l'apogée du clan prenant une forme dérisoirement modeste... Bref, c'est pas "grandeur et décadence d'un clan", on commente moins un empire qu'on questionne une identité familiale, et la manière dont elle réagit à l'épreuve du temps (la réalité et son siècle, relativement mis à l'écart par l'isolement du village, semblant finalement peu intéresser le roman).
J'aime beaucoup cette écriture donc, parfois un peu trop emphatique et claquante, mais admirable par sa manière d'aller à l'essentiel, de dessiner d'un même trait lieu et personnage, comme une seule entité, comme s'ils étaient intrinsèquement liés. Je trouve encore une fois l'ensemble un peu frustrant, mais l'impression d'être devant le bouquin d'un écrivain costaud.