Ou
Chang, l'éléphant en France.
Chang: A Drama of the Wilderness en VO.
Au beau milieu de la jungle, au nord-est du Siam, Kru et sa famille protègent leur foyer des bêtes sauvages. Un matin, les cultures de riz sont retrouvées piétinées, parsemées de traces géantes que Kru reconnait immédiatement : ce sont celles d'un "Chang". Aidé des chasseurs d'un village voisin, il tend un piège pour capturer l'animal...On sait pas très bien par où commencer devant une telle attraction, de l'entertainement pur et dur qui a dû complètement halluciner les spectateurs à l'époque, et qui fait toujours son effet sans le moindre souci. Lancé comme sur des montagnes russes, le film aligne les exploits avec une démesure gloutonne, alignant là une cinquantaine de chasseurs, là des poursuites avec léopards, là des destructions de maisons, là la charge de quarante éléphants... La tendance à en faire trop, abusée, mène le film dans une course au gigantisme qui font passer les films exotiques ultérieurs -
King Kong des mêmes réals, ou encore
Tarzan - pour de pâles imitations cheap.
Le plus impressionnant, finalement, réside dans la rencontre de deux gestes cinématographiques complètement paradoxaux. D'une le "documentaire", car historiquement c'en est plus ou moins un, tellement fictionnalisé qu'il ferait passer
Nanouk pour du cinéma direct. Le documentaire classique est vraiment une bête bizarre, moins dans l'assurance aujourd'hui désarmante (les intertitres péremptoires, l'histoire et ses péripéties à suivre, l'absence de la moindre remise en doute) que dans cette façon de presque transformer le doc en "genre" supplémentaire du panel hollywoodien, baissant immédiatement les bras devant l'espoir d'une capture du réel pour y préférer le travail de recherche - et la participation active des personnes filmées - comme seul vecteur de vérité. Une reconstitution, en somme, déformée et éventrée par les fantasmes exotiques des réals qui la mène à l'extrême limite, laissant le réel à l'état de peau de chagrin.
Et vient le deuxième mouvement, celui d'une "fiction" où pourtant tout est
vrai : pas de trucage (ou je les ai raté ?), chaque plan gronde sous le danger de la prise de vue. Les gamins habitués plongent la main dans les paniers de bestioles bizarres, les mises à mort d'animaux adviennent crûment devant nos yeux, les corps minuscules des chasseurs côtoient les éléphants en furie, les tigres bondissent sur une camera pas assez éloignée... Le réel est là, à une autre place que celle où un doc l'attendrait, et son association au découpage purement classique (poursuites, faces à face, et scènes infiniment plus complexes) amène à un produit hybride qui prend le meilleur des deux - je veux dire, on est pas dans "La vie privée des animaux", les réals ne se permettent aucune approximation : les raccords, la mise en scène, tout ça est d'une rigueur et d'une précision à l'exigence diabolique : une fois qu'on est pris dedans, on y croit.
Et je trouve ça plutôt beau finalement que dans un film a priori tellement déchiré par ces deux mouvements (doc/fictionnalisation), par ce tiraillement qui devrait le foutre à terre en entre-annulant ses effets inconciliables, ce soit finalement l'énergie de la rêverie et de l'exotisme qui offrent une porte de sortie au projet par le merveilleux, par le haut, comme un exutoire. Le film manque sans doute de mystère et de nuit, de gravité (les animaux qui parlent, c'est non), et son côté niaiseux pour "séance familiale" en réduit plusieurs fois la portée. Il y a néanmoins, encore plus que dans
King Kong, cette vraie étincelle d'émerveillement, myriade ininterrompue d'animaux et d'aventures (après-midi de battue où on tue deux tigres et trois léopards, tranquille), avec toujours cette capacité à créer des représentations enfantines à la logique de conte (la famille qui s'isole du sol et coupe tous les liens à la terre quand arrivent les dangers de la nuit) qui maintiennent le film dans ce constant état de feu d'artifice, bien au dessus des questions de réel ou de fiction, victorieux par la puissance implacable et sans conditions du spectacle.
Une petite note, en passant : c'est juste hallucinant de voir, à bientôt un siècle de distance, les différences des conceptions du monde et de la nature. La tuerie ou la servitude des animaux est une victoire (j'adore le
"Kru has a new slave" enthousiaste !), les villageois ne font que détruire alentours et bâtir, la jungle est une sorte de contextes dépliable et inépuisable à l'infini, on pense l'environnement comme un ennemi contre lequel on est en guerre... C'est à la fois étrange, terrifiant, et honteusement rafraichissant.