AVERTISSEMENT : Je ne vais rien spoiler de l'intrigue mais je vais inévitablement évoquer des thèmes et je ne citerai rien de précis (qui ne soit dans les bandes-annonces) à l'exception de ce qu'on voit ou apprend dans la première scène du film. Si vous voulez rien savoir, lisez pas.
Tout le monde connaît l'histoire. Un film difficile, remanié par le studio pour sa sortie en salles, qui essuie tout de même un échec avant d'être cultifié et même redécouvert grâce à un Director's Cut, assurant son influence indéniable sur le genre et l'art tout entier. Et tout le monde est au fait de la dernière mode. Les bides de jadis sont les films cultes d'aujourd'hui et après
The Thing ou
Tron, également sortis en 1982, c'est le chef-d'oeuvre de Ridley Scott qui a droit à sa suite tardive. Même s'il se contente ici de produire, ce n'est pas la première fois que Scott s'attaque à un de ses fleurons. Toutefois, le résultat est autrement plus convaincant que l'imparfait
Prometheus et en retient même l'une des principales qualités en osant se distinguer de l'original. Cette suite est-elle justifiée? Est-elle à la hauteur?
La démarche de Denis Villeneuve, nouveau venu sélectionné par Scott au sein d'une équipe de revenants (Harrison Ford mais également le scénariste Hampton Fancher), est un premier élément de réponse. Il y a 35 ans, Scott nous parlait, entre autres choses, de mortalité et de déshumanisation. Face à la mort, les réplicants,
"more human than human", faisaient preuve d'émotion là où Rick Deckard, le
blade runner chargé de "retirer" les réplicants, n'en montrait pas. Réplicant ou pas, passer sa vie à tuer des êtres vivants l'avait délesté de son humanité. Thématiquement, cette suite s'avère à la fois la continuation et l'antithèse de son prédécesseur. Il n'est plus question de déshumanisation, désormais avérée 30 ans après, mais d'humanisation.
Loin de la suite vénale et nostalgique,
Blade Runner 2049 a l'intelligence de ne pas faire dans la redite, s'articulant autour d'une quête d'amour et une quête identitaire et d'ajouter au trouble philosophique sur l'humanité et l'âme une introspection intime typique de son auteur.
Un oeil s'ouvre en gros plan. Fenêtre sur une âme indéfinie mais bel et bien là, l'iris cède alors la place à la vue divine d'un paysage à la structure identique, réseau concentrique mais intégralement métallique. Au même titre, le plan suivant semble survoler une banquise brisée qui s'avère n'être qu'une agglomération de serres. Le micro devient macro, la nature devient fabrication. En trois plans, le ton est donné. À l'exception d'une fleur au début du film, il n'y aura pas le moindre signe d'une quelconque végétation et donc de quoi que ce soit de naturel. Dans ce monde, tout est synthétique. Artificiel.
Au vu de la bande-annonce, d'aucuns jugeaient hâtivement l'esthétique du film, qualifié de
"SF IKEA" par certains, parce que l'image n'était pas aussi saturée de détails que dans l'original. C'est oublier que la forme doit servir le fond. Le Los Angeles de 2019 foisonnait, de gens, de détails, de vie finalement, mais celui de 2049 apparaît encore plus déshumanisé, littéralement vidé de sa population, quand il n'est pas le théâtre de ruines. Si le visuel évoque évidemment par moments le film de Scott, Villeneuve s'en démarque beaucoup et ce, de manière délibéré et non parce que le cinéma d'aujourd'hui serait "aseptisé". Ce n'est pas pour rien que le réalisateur est allé chercher Dennis Gassner, chef décorateur des trois derniers James Bond. Avant même de nous montrer ces ruines de statues géantes qui rappellent
Skyfall, Villeneuve développe l'univers de l'original en un monde encore plus imposant, écrasant. Où les individus sont encore plus petits, comme ce moment où le héros se retrouve face à un hologramme géant, le nanisant, l'humiliant. Tantôt symboles du faux, tantôt des fantômes, les hologrammes achèvent de faire de cet endroit un véritable purgatoire.
L'extension du premier film n'est pas uniquement topographique mais touche également les personnages. Il est intéressant de voir comment la suite rebondit habilement sur les archétypes de jadis. En un sens, K (Ryan Gosling) semble être la fusion de Deckard et Roy Batty (Rutger Hauer dans l'original). À la fin du Director's Cut de Scott, le twist était que Deckard pourrait bien être un réplicant qui s'ignore. Par conséquent, le Villeneuve désamorce la question dès la première scène : ce
blade runner-ci est un réplicant et il en est parfaitement conscient. Cette donnée guide le récit de ce nouveau chapitre. Le héros est donc un détective comme Deckard donc mais également un Pinocchio désireux de retrouver son créateur, moins démiurgique cette fois, et de devenir
"un vrai petit garçon", non pas en résolvant le problème de sa mortalité mais en se découvrant une âme qu'il se croyait interdite, en découvrant son humanité. Au vu des thématiques abordées, le film rappelle peut-être davantage
A.I. de Steven Spielberg dont il pourrait être également la suite. Une suite dans laquelle l'androïde David aurait grandi et chercherait toujours l'amour, mais en tant qu'adulte. À ce titre, les scènes avec Joi, le personnage interprété par Ana de Armas, sont tout à fait inattendues
avec une scène des plus troublantes rendue possible uniquement par la SF.
Préfigurant le David de
Prometheus et
Alien Covenant, Batty rappelait déjà le Lucifer de Milton, préférant
"régner en enfer que servir au ciel". Cependant, les réplicants ne sont plus tant des anges déchus ici, même s'ils sont directement qualifiés comme tel, destiné à servir les humains, que des
"leftovers" abandonnés au même titre que toutes ces ruines alors que l'humanité est partie
"off-world". Toutefois, le film délaisse les
"Pourquoi m'as-tu abandonné?" christiques et chers à Scott pour s'orienter vers quelque chose de plus intime et propre à Villeneuve
En réalité,
Blade Runner 2049 a davantage à voir avec
Incendies que
Blade Runner.
Comme tous les protagonistes villeneuviens, K est mû par un besoin de comprendre et plus particulièrement de comprendre sa propre histoire. Dans
Premier contact déjà, la mémoire n'était pas ce qu'elle paraissait être et un souvenir pouvait en réalité revêtir une différente nature. Mais ce qui fait de nous qui nous sommes, ce ne sont pas nos souvenirs, ce sont nos actions. Ce qui nous rend humain, ce sont nos choix. Ce qui nous rend humain, c'est notre interconnectivité.
On dit souvent, de manière cliché, qu'une suite, un remake ou une adaptation retrouve
"l'esprit de l'original". Toutefois, cela n'a jamais été aussi vrai qu'ici où le film s'éloigne de son prédécesseur tout en proposant une expérience similaire au spectateur, qui sort vaguement hébété, nécessitant du temps pour laisser décanter le film, réfléchir à ce qu'il y a derrière son opacité peu
user-friendly. Et se laisser toucher par la profonde tristesse du propos derrière la froideur de la forme.