*mode harry knowles on*
ma passion pour les affaires judiciaires commence en 2003, quand michael jackson est arrêté pour une affaire de pédophilie. j’étais très fan de michael jackson, et très opposé à la pédophilie. Je décidais donc d’attendre le procès pour me faire ma propre opinion, avec l’idée que s’il était coupable, c’en était fini entre lui et moi. arrivé au procès, je suivais tout cela avidement. le site officiel de michael vendait, contre abonnement, la retranscription intégrale des audiences au jour le jour (une autre culture, quand même…), que je lisais intégralement, en me plongeant parallèlement les analyses juridiques sur des forums spécialisés. j’en suis venu à la conclusion, sans aucun doute, qu’il était innocent. c’était fascinant, parce que dans la presse, en restant extérieur, tout était accablant contre lui. mais le procès, la rigueur de la procédure faisait paraitre l’évidence qu’il avait été pris pour cible par une bande d’escrocs, que le dossier n’avait aucun sens, et l’acquittement suivi.
parallèlement à ça, canal + rediffusait la série
soupcons, devenue star de netflix et mastodonte du documentaire judiciaire. une affaire passionnante, un documentaire extraordinaire, un mystère criminel totalement inextricable. on suivait un accusé qui proclame son innocence pendant un procès à l’américaine : une bataille d’experts rémunérés, un match de « narratifs » n’ayant pas grand-chose à voir avec la recherche de la vérité, et au cœur de tout ça, l’impossibilité de savoir ce qui s’est passé concrètement pendant ces 10 minutes, le caractère insupportable pour les hommes et la société de ne pas savoir, et l’effort louable mais vain d’essayer de sonder les âmes à travers des éléments tangibles pour essayer de comprendre.
justine triet a vu et aimé
soupçons, et j’avais l’impression émouvante pendant le film qu’elle aimait autant que moi ces affaires judiciaires, que – comme moi – elle va assister à des procès dans le public, qu’elle voit les mêmes choses que moi dans ces affaires – ce que les procédures judiciaires révèlent de la construction des sociétés par les hommes, ce qu’elles révèlent de la culture d’un pays, ce qu’elles révèlent des êtres et l’aspect sans cesse fascinant d’un moment de réalité intangible, insaisissable, mystérieux. bref, l’émotion particulière de voir un artiste retranscrire à l’écran quelque chose de très profondément ancré en soi.
de
soupçons, elle a repris l’écrivain(e) bisexuel(l), un personnage qui peut être antipathique car froid, impénétrable. Elle a repris l’idée d’un(e) individu mal integré à la communauté. elle a repris des éléments du dossier – à commencer par la mort à cause d’une chute absurde -, des scènes (la bataille d’experts autour des gouttelettes).
et elle a bien sûr développé l’analyse du couple, ce qui est d’autant plus intéressant que ça correspond à la différence fondamentale entre le système français et américain. les américains ne s’intéressent qu’aux faits. il peut ne même pas y avoir d’interrogatoire du suspect au procès, pas d’examen de la personnalité, ils ne jugent que les faits et leur gravité. c’est évidemment une vue de l’esprit, car les circonstances d’un drame sont toujours liées à la vie des protagonistes, mais la procédure est organisée ainsi – et cela reflète la vision américaine de « on est ce qu’on fait ». en France, on étudie les parcours et on sonde les âmes pour « individualiser les peines ». (c’est concrètement à cet aspect des choses que certains font référence en parlant de « culture de l’excuse »).
et de tout cela, triet a fait l’un des plus grands films de procès – ever.
le film a eu la palme, il va être disséqué, je ne vois pas bien ce qui pourrait bloquer sa route vers toutes les récompenses du monde (je pense que des nominations aux oscars de meilleure actrice et meilleur scénario sont fort probables) – je vais donc me permettre de juste mentionner des choses que j’ai pu noter avec mon lien particulier au domaine abordé.
j’étais époustouflé par la prestation d’antoine rhaenertz, qui est à la fois légitime et épouvantable. cette dualité est vraiment la nature particulière des procureurs, et le smash complet d’écriture et d’interprétation m’a subjugué. son rôle est indispensable, son point de vue légitime, son interprétation mérite d’être exploré, il fait magnifiquement son travail. et il est humainement horrible, institutionnellement détestable, la rigueur et la malhonnêteté intellectuel se confondent sans cesse.
j’étais époustouflé par sa gestion du rythme des audiences. c’est très difficile à faire, les procès sont longs, lents, et chiants. à condenser un interrogatoire on le vide de sa vérité, à le représenter entièrement c’est à se flinguer d’ennui. elle a réussi incroyablement à donner l’impression que l’on assiste à de vrais morceaux d’audience, en sachant le faire durer quand nécessaire, en n’ayant pas peur de se perdre dans des arguties qui sont incontournables dans un interrogatoire, en n’allant pas directement chercher les morceaux spectaculaires – il n’y en a en vérité pas – mais en faisant naitre la vérité, l’émotion dans la durée.
c’est mon obsession cinématographique du moment, mais son respect de la complexité des êtres et des choses m’a bouleversé. Une tendance se dessine au fil des événements, mais en vérité tout est complexe, tout le temps, les vérités et les faits ne sont que subjectifs, les êtres ne sont ni bons ni mauvais, la vie est un marasme dont on essaye de s’extraire. c’est profondément incompatible avec le jugement binaire sur lequel se conclut un procès, et c’est cette impasse humaine, sociétale et institutionnelle qu’elle filme, et c’est passionnant.
elle ne joue pas l’indignation, jamais. le procès est utile. les choses les plus dévastatrices sont utiles. les défauts des êtres, les saletés de l’existence sont là, ils sont légitimes, il y a à les vivre et les comprendre. on en revient au point précédent : son refus de céder à la grille de lecture unique du moment de l'emprise masculine, mais d'analyser de manière complexe les dynamiques humaines, psychologiques, existentielles de couples... c'est tellement riche et plus stimulant.
elle ne pense donc pas pareil que tout le monde en ce moment, et elle ne filme pas pareil non plus. il y a ici son regard. elle voit les choses avec un œil et une sensibilité particulière, et elle utilise sa caméra pour transmettre sa perception, sans jamais l’imposer (j’essaye de ne pas citer saint omer en contre-exemple permanent, mais…). dans la salle d’audience, elle arrive à retranscrire exactement des sensations, des regards que j’ai déjà eu. des morceaux de vie constants, observés et recrées. et la même chose est vraie dans les scènes de vie de couple, et la vie qu’elle arrive a créer dans les scènes en général est impressionnante.
d’un point de vue d’écriture, c’est une leçon de comment contourner les passages obligés, comment donner des informations et raconter des choses en inventant des détours, des ellipses, en refusant les automatismes et les facilités. rien n’est abscons, c’est juste que le refus de céder à la première idée la plus évidente pour donner telle info est incroyablement stimulante pour le spectateur.
je pourrais continuer longtemps. c’est un immense film qui m’a bouleversé. j’ai eu la chance de lui dire directement après la projection, je pense qu’elle a un an devant elle où des gens du monde entier vont lui répéter sans fin, je voulais apporter un peu d’éloges méritées supplémentaires dans le karma de ce film.