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MessagePosté: 15 Juil 2008, 18:48 
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Inscription: 04 Juil 2005, 15:21
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Très bon film. Seul défaut en ce qui me concerne : pour la première fois, Lynch ne me surprend pas. Pour la première fois, j'arrive à prévoir la scène suivante. Mais ça reste superbement filmé, joué, etc.
5.5/6

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Anthony Sitruk - Bien sûr, nous eûmes des orages
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MessagePosté: 15 Juil 2008, 19:19 
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Baptiste a écrit:
On en vient donc à un film assez dépouillé dans le fond. On a quoi? Une fille déçue par ce qu'elle pensait être son grand amour, et essayant d'echapper à l'horreur de la jalousie et du désespoir par un rêve qui idéalise.
Seulement ce n'était qu'un chant du cygne, la seconde partie du film montre la dégradation inévitable de la fille, jusqu'à la folie.
Lynch semblerait donc dire, "voilà où mène la passion: violence, désespoir, manque physique et mental, meurtre, folie". Avec tout ce qu'il y a d'émouvant dans le destin de cette héroïne déchue.


C'est sans doute la perception la plus courante sur ce film aujourd'hui.
Même si je ne formulerais pas comme ça : ton "Lynch semblerait donc dire :voilà où mène... implique la notion de jugement, un certain recul moralisateur qui, pour moi, n'est absolument pas à l'oeuvre chez lui. Il nous fait seulement partager la douleur, le chagrin, la désillusion immenses d'un être blessé, avec une proximité empathique hors du commun qui donne à l'oeuvre son ton pathétique.
C'est une réception toute personnelle (et je sais que peu de gens la partagent), mais pour moi le film est, davantage qu'une oeuvre sur la passion aliénante et destructrice, un fabuleux conte sur la puissance rédemptrice et cathartique de l'amour, au contraire. La douceur et la sollicitude dont fait preuve Betty à l'égard de Rita est empreinte d'une totale innocence et exempte de toute volonté de puissance. Le secret de la beauté de l'histoire réside ici : dans la pureté des aspirations de la rêveuse et de son sentiment amoureux. Quelque part, c'est une nouvelle déclinaison du mythe d'Orphée : Betty/Diane n'est ni plus ni moins qu'une nouvelle Orphée qui tente de retrouver et de sauver son Eurydice (Rita/Camilla) des Enfers (à travers la sublimation du rêve). Toute la beauté de ses sentiments est à trouver dans la douceur et la sollicitude protectrice de ses gestes et de ses regards. Et comme dans la légende d'Orphée, la tragédie veut que, à l'instant même où elle est parvenue à concrétiser et "sauver" son amour perdu (la nocturne et magnifique scène de lit), la mort les sépare à nouveau (c'est le voyage au Silencio, sollicité par Rita elle-même, que l'on peut appréhender comme une métaphore du purgatoire, ou comme le seuil de l'entrée dans l'"autre monde" - cf le "Silencio" qui clôt le film).

Evidemment, c'est un doux euphémisme de dire que je ressens de l'émotion pour cette héroïne : pour moi, la compassion et l'identification affective sont absolument dévastatrices. Mais là-dessus, ça se résumera en une petite phrase : je suis totalement amoureux de Betty/Diane. Le ton donné par Lynch à son parcours est fondamental bien sûr: cette histoire de perdition dans la cité des rêves, ce ressac des espoirs déçus et des illusions perdues sont enveloppés dans un romantisme glamour et mélancolique qui me met absolument à genoux. C'est aussi ça, Mulholland Drive : une ode magnifique à toutes ces jeunes filles d'Amérique, anges fragiles venus s'enivrer de la lumière d'Hollywood au risque de s'y perdre et de s'y brûler. La thématique du moulin aux alouettes n'est pas nouvelles, mais Lynch lui donne ici une puissance d'incarnation exceptionnelle, je trouve. Les dernières images, montrant ses deux héroïnes hantant la nuit de Mulholland Drive, fantômes comme tant d'autres victimes avant elles des chimères de L.A., dégagent à cet égard un exceptionnel lyrisme poétique.


Dernière édition par Stark le 06 Déc 2008, 19:56, édité 2 fois.

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MessagePosté: 15 Juil 2008, 19:19 
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Bronislas a écrit:
j'ai déjà super envie de le revoir, et peut-être y trouver de nouvelles choses.


Ah oui, il faut. Ce film est inépuisable, c'est un oasis de cinéma. :wink:


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MessagePosté: 15 Juil 2008, 19:39 
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Inscription: 03 Fév 2008, 23:10
Messages: 3921
Localisation: bah un cimetière, tiens...
Bronislas a écrit:
De toute matière une thématique seule n'épuisera jamais un film.


Quand je parle de thématique réductrice, ce n'est pas ce que je veux dire. Je dis simplement que quand on a dit ça, on n'a rien dit. Est-ce un rêve? J'en sais rien et je m'en fiche, à la limite. Ce sont deux réalités qui sont interchangeables quand on met une clef dans une boite bleue. C'est tout ce que je sais.

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"Tirer la chasse, c'est comme le ping-pong. Plus on y pense, moins on ressemble à sa mère".

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MessagePosté: 15 Juil 2008, 19:57 
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Inscription: 01 Mai 2007, 22:25
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These are the girls, ces deux actrices enivrantes, charnelles, somptueuses, fleurs blonde et brune illustrant les arcanes de la féminité et ayant donné vie à un quatuor d’héroïnes merveilleuses. Elles sont devenues depuis longtemps, pour beaucoup de fans du film, comme des amies proches qu’on a l’impression de connaître intimement.

Je développe et synthétise ici ce que j’ai pu dire ailleurs sur le sens émotionnel du film, autour de ce qui en sont à mes yeux les lignes cardinales :

Histoire d’amour.
Portrait de femme.
Récit d’apprentissage.

Ce message ne prétend pas autre chose que restituer mon ressenti. Je me contente simplement de décrire, de façon littérale et linéaire, la nature des personnages et les flots d'émotion(s) que me procurent leurs parcours : Lynch poétise l’expérience humaine à travers l’histoire bouleversante d’une jeune femme à la poursuite de l’amour et de ses rêves. Hors de question que je souscrive par exemple au jeu de l’élucidation (l’aspect "puzzle à reconstituer") ou à la dimension "petit abrégé de psychanalyse" dans lesquels Mulholland Drive est trop fréquemment enfermé (souvent par ses défenseurs, d’ailleurs). L’ampleur, la luxuriance, la complexité du film, les approches et lectures infinies qu’il supporte, l’importance capitale des formes qu’il invente, les nouveaux champs de narration et de perception qu’il défriche tout comme la richesse inépuisable de son propos... : tout cela donc, je le laisse aux autres intervenants du forum.


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Mulholland Drive est l’un des plus beaux portraits de femme de l’histoire du cinéma : pour moi, on ne peut pas parler du film autrement que par le biais des héroïnes – d’où la structure de ce message. En cela, il est avant tout un chant d’amour à ses deux protagonistes, Betty/Diane et Rita/Camilla, une œuvre qui leur est entièrement dévouée, comme Elephant Man était dévoué à John Merrick, Twin Peaks : Fire walk with me à Laura Palmer et Une Histoire vraie à Alvin Straight.
L’étape que représente Une Histoire vraie me semble d’ailleurs cruciale : dans la droite lignée de ce magnifique road-movie, Mulholland Drive opère un mouvement d’ouverture et trouve une respiration nouvelle (goût prononcé du romanesque, sensibilité résolument plus humaine, universelle, sentimentale, voire fleur bleue). Il déplace ainsi les percées décisives opérées par Lost Highway et la personnalité singulière de son auteur (qui prétendrait que MD n’est pas fondamentalement lynchien ?) sur un terrain éminemment classique, identifiable par tous : c’est sans doute ce qui lui a permis de conquérir un public bien plus large que celui habituellement acquis à son auteur. Le film suivant, Inland Empire, a opéré un mouvement exactement inverse : celui d’un repli asphyxié, d’une fermeture radicale sur l’univers du cinéaste, claquant la porte au nez de tous ceux qui avaient été séduits par son histoire d’amour dans la cité des rêves. Mais c’est un autre sujet…

Mulholland Drive, c’est aussi une ode à l’entité féminine, la captation des émotions et des affects sur les visages des héroïnes, et une approche extrêmement sensuelle, respectueuse et romantique de la figure de la femme, aussi bien dans la forme (voir comment le moiré de la photographie, la texture charnelle des gros plans magnifient à chaque instant le grain de leur peau) que dans le propos (dotée d’une présence sentimentale très forte, elle est appréhendée comme un être de sensibilité et d’humanité pures). Le charme et la séduction des héroïnes, plus que dans tout autre film, sont pour moi intimement liés à l’affection que j’éprouve pour elles. En d’autres termes, si je les trouve belles à pleurer, c’est non seulement pour leur plastique, mais aussi et surtout pour l’émotion qu’elles me procurent.


Le film entier tourne autour de l’inoubliable Betty/Diane, "notre muse, notre cicérone, notre sœur" (dixit les Inrocks) : une héroïne trônant tout en haut de mon panthéon personnel (et peut-être aussi, mais là c’est la postérité qui en jugera, parmi les plus belles figures de l'histoire du cinéma). Personnellement, jamais peut-être je ne me suis autant attaché et identifié à un personnage dans un film, rarement en ai-je côtoyé d’aussi riches et magnifiquement humains.

C’est avec une admirable subtilité que Naomi Watts négocie les nuances de ce rôle particulièrement complexe. Elle y éprouve toutes les facettes des émotions humaines, en une vertigineuse prestation multidimensionnelle : tour à tour innocente, intriguée, troublante, friable, torturée, moite, humiliée, torride, désespérée… En mai dernier, le critique Louis Guichard de Télérama, qui ne rate jamais une occasion de louer l’actrice (c’est également, je l’avoue, un de mes défauts), en formulait ainsi l’exceptionnelle richesse :
"Elle est née à Cannes, sublime apparition du Mulholland Drive de Lynch, en 2001. Un double personnage qui comptait pour au moins dix : une ingénue, une ambitieuse, une amoureuse, une jalouse, une maudite, une droguée, une mourante... Ainsi Naomi Watts avait déjà tout joué avant même de faire carrière."

La versatilité de la comédienne, l’envergure prismatique de sa palette, sa témérité lors de scènes où elle se met singulièrement en danger... : Serge Kaganski lui rend aussi hommage, à la même époque :
"Les yeux cernés, la peau mauvaise, le visage tordu par le désir, la frustration, la jalousie, la rage, la blonde ravagée se branle frénétiquement sur son divan. On entend même les doigts aller et venir dans la fente. Jamais film américain n’avait montré une scène de masturbation aussi brute et aussi crue. (…) Une autre scène inoubliable : l’essai de casting, où l’oie blanche révélait le potentiel d’érotisme et de violence niché au tréfonds de la blondeur immaculée. On parle bien sûr de Mulholland Drive, chef-d’œuvre des années 2000, et de Naomi Watts, actrice qui montrait toute l’extraordinaire étendue de son registre dans le double rôle de Betty/Diane. Le monde ébahi découvrait la Watts, jeune femme aussi géniale pour jouer l’innocence, la sensualité, que l’autodestruction, véritable comédienne transformiste capable de passer de Blake Lively à Asia Argento avec la même intensité, la même puissance d’expression, la même générosité, le même abandon." (Les Inrockuptibles, semaine du 12 mai 2010 : l'actrice faisait la couverture)



BETTY

Betty est un personnage dont je suis grave amoureux – pas seulement parce que je la trouve hyper craquante (douceur exquise de la voix, délicieuse fraîcheur des attitudes, mélange irrésistible d’ingénuité et de sensualité... : tout chez cette nana est affriolant). Je sais que beaucoup de spectateurs (et ça me fait mal de le dire) ne voient en elle qu’une midinette nunuche, une cruche un peu bébête. Quelle méprise à mes yeux ! Il ne faut pas confondre la candeur avec la bêtise. Betty est simple, mais elle est intelligente, intrépide, vive d’esprit (voir comment elle investit du tac ou tac son rôle de détective). Lynch, le cinéaste le moins cynique qui soit, croit en la valeur de cette héroïne, il l’aime profondément. Son regard sur elle est dénué de toute ironie, mais au contraire empli d’une foi et d’une affection profondes pour les inclinations les plus pures et les plus positives de l’être humain qu’elle cristallise.
Je suis émerveillé par son épaisseur affective, ses mille facettes, ses mille échos romanesques, synthétisant tout un bagage fictionnel d’héroïnes antérieures, toute une mémoire du cinéma en un seul mouvement. A chaque nouvelle vision du film, je me dis que son visage fragile, mutin, aux traits si doux et à la carnation si délicate, aux joues roses et à la mine ravie, est l’un des plus beaux cadeaux que le cinéma ait offert. Exaltée, émerveillée, des étoiles plein les yeux, elle éclate de lumière, elle rayonne : son sourire ensoleillé semble même capable d’enchanter le monde. En lui conférant une sensibilité, une tangibilité et une humanité miraculeuses, Naomi Watts accomplit une performance d’actrice à graver dans le marbre.


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Adorable, extrêmement douce, lumineuse, vulnérable, attendrissante, immensément attachante (les mots me manquent), Betty est à la fois Nancy Drew, l’Alice de Lewis Carrol, la Grace Kelly hitchcockienne ; elle est tour à tour la petite fille, l’enquêtrice, l’amante ardente ; elle passe par toutes les émotions, tous les états (de l’émerveillement au trouble, de l’angoisse enfantine à l’excitation...). Héroïne fondamentalement active et entreprenante, moteur narratif de la fiction qui, formalisant le désir du spectateur, cherche à plonger dans l’intrigue, à la déchiffrer, à s’y perdre, elle émeut profondément parce qu’elle ose, prend des risques, ne calcule rien. L’innocence (ou la virginité) qui la caractérise au début de son parcours la met en état d’éblouissement, de disponibilité, de curiosité maximale : elle vit chaque seconde de façon ultrasensible et reflète une affectivité à fleur de peau. Côté Marlowe-Bogart, Betty l’aventureuse rejoue les plus grands classiques de l’âge d’or du film noir angeleno, téléphone à la police en décochant un clin d’œil gourmand ("just like in the movies !"), cogite avec délectation sur le canapé, mène l’enquête en taxi et va fureter dans les pavillons. Côté Scottie-Stewart, Betty l’enamourée se livre corps et âme à la belle inconnue qu’elle héberge, lui donne toute son affection et toute son attention, et lui offre son cœur lors d’une déclaration d’amour bouleversante d’abandon et de mise à nu.

Image magnifique (et a posteriori poignante) que celle de ses yeux ébahis lors de son arrivée à l’aéroport et face au panneau "Welcome to L.A." : c’est toute l’innocence prise dans les filets du miroir aux alouettes qui est ainsi flashée. Coup de foudre imparable pour elle lorsque je la vois se rendre à son audition, le cœur tout gonflé d’excitation, dans une scène qui pourrait sortir d’un mélodrame de Douglas Sirk. Fierté intégrale lorsque je l’ai vu réussir son casting : sa conclusion candide ("Well, there it was") me fait chavirer. Tandis qu’elle essuie ses larmes, on la sent osciller entre la joie libératrice d’avoir été jusqu’au bout d’elle-même et une certaine honte de s’être ainsi abandonnée. A la fin de sa prestation et l’espace d’une seconde, elle semble flotter de façon vaguement inquiétante entre deux identités (posture inerte, yeux dans le vague), avant de retrouver son attitude pétillante. En effet, elle a manqué de "se perdre", donnant à ressentir la secousse interne de toute actrice qui fouille aux tréfonds d’elle-même et joue avec le feu. Cette extraordinaire séquence d'audition est aussi vertigineuse dans ce qu'elle formule (sur la nature du métier d’actrice, ses gouffres, l'ambigüité de la représentation...) qu'intense dans son érotisme : après l’avoir répété sur le mode de la colère et en s’en moquant avec Rita, Betty fait du même texte l’écrin d’un récital doux et frêle, voluptueux et tragique, susurré, entre deux baisers humides, au coin d’une oreille. Elle est également représentative du féminisme sous-jacent qui sous-tend, à mes yeux, le film entier. Woody Katz est un séducteur phallocrate certain de faire tomber en pamoison l’actrice en herbe. Betty, déjà surprise par les indications sibyllines du réalisateur Bob Brooker, est un peu irritée par l’aplomb "collé-serré" de son partenaire libidineux. Alors celui-ci se fera mener par le bout du nez : transformée en vamp ravageuse et torride, Betty le liquéfie, le retourne comme une crêpe et prend tout le monde de cours (l'assemblée, le spectateur). Illustration typique de l’orientation "féministe" donnée au film : en prenant les commandes et en renvoyant les hommes à leur propre piège, la femme s’oppose au machisme hollywoodien.
Juste après, Betty tape dans l’œil d’Adam, sur le plateau du tournage. Elle pourrait le séduire tout de suite, et être engagée sur le champ dans le film. Or, elle lance comme un regard de défi au jeune réalisateur, tourne les talons et, telle Cendrillon fuyant avant les douze coups de minuit, le laisse là, quasiment frustré, pour rejoindre celle qu’elle aime vraiment : une femme, Rita. Autrement dit, elle délaisse ses opportunités de carrière (mais aucune importance : elle vient de prouver son éclatant talent) au profit de sa fidélité amoureuse. C’est presque limpide : la femme ne sacrifie pas son intégrité, comme vient de le faire Adam, à la corruption hollywoodienne. Ultime pied-de-nez : l’objet de ses désirs est une autre femme. Mulholland Drive est ainsi, à sa manière poétique et souterraine, un film où l’amour au féminin écrase la corruption hollywoodienne, où la figure de la femme est sublimée, où la force des sentiments qui animent le couple d’héroïnes (dans la pureté comme dans la violence) stigmatise une industrie qui broie et détruit les jeunes filles qui s’y aventurent. Le motif saphique qui sous-tend le film renforce cette lecture, à mon avis. La relation homosexuelle entre Betty/Diane et Rita/Camilla n’est pas qu’un enjeu sentimental et esthétique, elle possède aussi une charge "politique".


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Lors de la conférence tenue à la Cinémathèque il y a quelques jours, le critique Jean-Marc Lalanne a insisté sur plusieurs points. D'abord sur la façon nouvelle et séminale dont MD est entièrement régi, à tous les niveaux, par une approche exclusivement affective et sentimentale des enjeux, de la narration, des thèmes abordés. Cette vision est régulièrement défendue par Stéphane Delorme : "Le sujet est si simple, le fait de tomber amoureux, la peur de perdre quelqu’un, que toutes les affections les plus banales s’engouffrent dans la boîte bleue et en resurgissent démesurées, insurmontables. (…) L’amour engendre la peur et la hardiesse, mais sa démesure fait plonger dans l’affliction". Ensuite et surtout, il a expliqué que MD est à ses yeux le film le plus figuratif, le plus précis et le plus habité qui soit sur la vérité, les temps, les manifestations du sentiment amoureux, et sur la façon de raconter et d’exprimer l’amour au cinéma. Dont acte.

Peindre l’amour comme catalyseur de tous les états, capable de changer la configuration du monde et d’en exacerber la sensorialité, d’en mêler les forces contraires : la sensualité et l’angoisse, le glamour et l’affliction, le désir et le désespoir, l’euphorie et l’horreur, l’extase et la syncope. C’est à cela que s’attache Mulholland Drive.


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"Naomi and Laura have great chemistry together. They've become great friends, and they're so different, and when a thing feeds, you know, when people's relationship off the screen gets deeper, it adds to the film, and it's a beautiful thing." – David Lynch –
La complicité née lors du tournage entre les comédiennes est indissociable de la relation profondément incarnée qui est au centre de l’histoire. Car c’est par ses personnages que le film figure et atteint quelque chose d’intraduisible dans son évidence et sa beauté : l’efflorescence de l’amour et du désir, l’éclosion du sentiment amoureux. Le couple séraphique formé par Betty et Rita compte parmi les plus beaux du cinéma, et fait éclater son osmose et sa complémentarité à chaque image. L’alchimie irradiante entre les deux actrices/héroïnes embrase l’écran, se traduit par des regards, des gestes, des sourires en constant état de grâce. Leurs rapports sont marqués de la plus extrême douceur : en un ballet presque subliminal de signes et d’épiphénomènes, elles font ressentir de façon tangible, physique, palpable, leur attraction mutuelle. Betty ne cesse de toucher Rita, de l’effleurer, de la caresser pour la rassurer, elle la couve de sa bienveillance protectrice et de son affection, lui prend la main à la moindre inquiétude, la moindre excitation. On assiste à un miracle, celui de la naissance de l’amour, qui transfigure les héroïnes et le monde qui les entoure. Ainsi des visualisations plastiques opérées par la mise en scène : la lumière ouatée, le cadre flottant, comme enivré par la découverte du sentiment, les murs tapissés de mauve et de pourpre dans le nid d’amour rassurant qu’est l’appartement-cocon où fleurit leur relation. Mais plus encore : le grain tactile de leur peau durant les innombrables gros plans charnels. Les étoiles scintillantes incrustées dans le cardigan rose de Betty. La robe de chambre noire de Rita, son chemisier blanc. Le bracelet et la montre de Betty. Le rouge à lèvre de Rita. Les ongles vernis roses nacré de Betty, ceux grenat de Rita. Jusqu’à leurs petits doigts qui papillonnent sur des annuaires ou des plans de la ville, ces deux filles sublimes et gracieuses sont des anges, frémissantes de féminité, de sensualité et de délicatesse, vibrantes d’affects, de sentiments et d’émotions.


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Qu’on se le dise : ce film nous drague, nous caresse, nous berce, il nous fait l’amour. Toutes ces images, ces lumières, ces couleurs opalescentes, saturées, veloutées, toute cette suavité ensorcelante, ce glamour absolu, tout ce jeu de l’oie et de devinettes au cœur d’Hollywood et de sa magie d’usine à rêves, toutes ces senteurs de bain moussant, moelleux, grisant au dernier degré, atteignant son paroxysme lors des déambulations ravies de Betty dans les studios, ne sont au fond qu’une autre variation, une autre formalisation du propos : faire ressentir l’extase de la cristallisation amoureuse à travers la puissance d’attraction éternelle de la ville.
En l’espace d’un petit quart d’heure, ce sont tous les vestiges, toute la mémoire d’Hollywood qui défile devant les yeux écarquillés de Betty, et les nôtres. Avec d’autant plus de prégnance que la jeune femme est couvée et bordée d’attention par ceux qu’elle rencontre : d’abord Woody Katz et ses associés, puis Lynney James, qui en fait comme sa protégée. Réunion de power people, castings, essais-caméra, playbacks sur une chanson sucrée de Connie Stevens noyée de couleurs chatoyantes, jusqu’à ce merveilleux travelling avant qui isole Betty dans un halo lumineux tandis qu’elle pénètre sur le plateau - pur instant de lyrisme enchanté. La féérie est telle qu’elle magnifie la moindre rencontre et stimule le coup de foudre : ainsi les sublimes échanges de regards troublés entre Betty et Adam, sur l’air de Sixteen Reasons, laissent soudain entrevoir la possibilité d’une idylle. Le ravissement, l’effervescence, l’envoûtement : c’est tout cela qui s’épanche à l'écran. Los Angeles est un lieu mythique, peuplé de fantômes et de souvenirs cinéphiliques (Coco, peut-être une ancienne gloire de l’écran retirée ou oubliée, en est une autre illustration), et cette scène en saisit la puissance d’évocation romanesque de façon indélébile.


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De la même manière, la visite rendue par Betty et Rita au complexe résidentiel de Diane atteint des sommets de beauté formelle et de connivence cinéphile. Baignées et magnifiées par les rayons du soleil, dans un décor de végétation luxuriante qui tient à la fois du conte et de l’hommage à une scène fameuse de Vertigo, les héroïnes vivent à plein leurs rôles de détectives, entre excitation et angoisse enfantine. D’une sensualité toute hitchcockienne, le corps souple et vibrant de Naomi Watts y atteint le faîte de son considérable pouvoir de séduction, revêtant le même tailleur cintré que celui porté par Kim Novak-Judy. Le cinéma et ses jeux de miroirs, l’amour et le danger, l’émerveillement et le trouble : tous liés l’un à l’autre, encore une fois. Tandis que la clé du mystère approche, Betty prend la main de la belle Rita, saisit inconsciemment son bras pour la serrer contre elle : là encore, plaisir de l’enquête et euphorie de l’aventure sont indissociables de la naissance du sentiment.
Plus généralement, c’est la patine, la texture, les sortilèges du grand cinéma hollywoodien que Mulholland Drive ressuscite et auxquels il rend un hommage passionné, tout en en soulignant la nature chimérique. Film noir, comédie musicale, sitcom, western, épouvante (grande scène du cauchemar au Winkies), réminiscences des classiques d’Hitchcock, Wilder, Sirk, Minnelli… Le réinvestissement transversal des genres permet aussi à Lynch de jouer de la satire amusée pour égratigner de façon succulente la faune hollywoodienne – voir le pastiche de soap californien à la Santa Barbara qui voit Adam trouver sa femme au pieu avec le nettoyeur de piscines, ou encore l’hilarante séquence tarantinesque du massacre involontairement perpétré par le tueur. Si le film transmet cette jubilation et cette fascination, c’est parce qu’il formalise l’inconscient cinéphilique de la rêveuse, qui n’est autre que celui de tout spectateur. Lynch ausculte le rêve hollywoodien, comme personne avant lui, mais sa démarche n’est en aucune sorte celle d’un procureur condamnant cette imprégnation culturelle : on le sent lui-même profondément épris du cinéma et de sa mythologie, attaché à en louer la magie, mais d’une constante lucidité quant à l’emprise qu’ils exercent sur les consciences.


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Cette (longue) digression pour en revenir à Betty, qui, encore une fois, en est le moteur le plus incarné : la voir tomber amoureuse de Rita dispense une profonde émotion. Il n’y a rien de plus touchant au cinéma que de voir un personnage que l’on aime découvrir, avec la candeur des premières fois, le sentiment amoureux. D’un bout à l’autre, Betty revêt le visage de l’Amour. Le film atteint des trésors de sensibilité et de délicatesse dans l’expression de cet état affectif : ce sont les regards emplis d’émerveillement, de bienveillance et de compassion que Betty ne cesse de poser sur Rita, c’est sa main qu’elle prend à de multiples reprises pour la rassurer ou la réconforter, c’est la robe de chambre avec laquelle Betty couvre tendrement son corps endormi ou la douce attention avec laquelle elle touche son front pour s'assurer qu'elle va bien... Dans son livre sur MD, le critique Hervé Aubron souligne à quel point la réplique a priori anodine de Betty à Rita ("Don’t drink all the coke !") exprime à merveille l’innocence de cette conjugalité en devenir : elles sont déjà amoureuses l’une de l’autre, mais n’en ont pas encore conscience. J.M. Lalanne, dans un article des Cahiers (nov. 2001), avait quant à lui cette belle formule : "Betty recueille Rita, la caresse du regard puis de tout son corps. Elle l'aime à chaque étape. Elle l'aime parce que littéralement elle ne la voit jamais à l'identique. Elle lui susurre : "Tu ressembles à une autre", déclaration qui vaut comme définition de l'amour même." La trajectoire de Betty (ascension euphorique, exaltation, extase), je la vis sur le même mode qu’elle.

L’amnésie de Rita (sujet évoqué par Lalanne) est elle aussi un superbe enjeu sentimental : la belle brune se forge une identité dans le regard de Betty, son ange gardien, et en retour éprouve de l’affection pour sa petite bienfaitrice, dont la sollicitude la sort de la détresse et du désarroi. C’est précisément sur ces notions que fleurit l’idylle Betty-Rita. Chacune des jeunes femmes trouve en l’autre un point d’ancrage, des motivations affectives fondamentales d'équilibre et de reconnaissance : inclination à l’attachement, confiance réciproque, préservation aux yeux des autres. "She’s very nice", affirme Betty à une Coco soupçonneuse. "Is everything all right ? Is it bad for you that I’m here ?" s’enquiert Rita après la visite de la concierge. Toujours elles s’assurent de leur bien-être respectif et se portent un regard attentif, sincère, généreux : Betty et Rita se protègent mutuellement, s’épanouissent au contact l’une de l’autre. C’est la nature même de l’amour, et le film la capte avec autant d’expressivité lyrique que de douceur épanouie. La critique du Premiere US qualifiait ainsi la relation entre Betty et Rita : "the healthiest, most positive amorous relationship ever depicted in a Lynch movie." Et comme le disait Thierry Jousse dans sa critique du film pour les Cahiers du Cinéma, Mulholland Drive est "avant tout une magnifique histoire d’amour entre deux filles, d’un lyrisme pratiquement sans équivalent dans le cinéma contemporain."


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C’est de là que naît aussi l’extraordinaire incarnation érotique du film et de l’héroïne. Betty se féminise, se sexualise au fil de son investissement passionnel. L’émoi qu’elle éprouve face à Rita la rend voluptueuse, extrêmement désirable, sans qu’elle ne perde une once de sa fraîcheur et de son innocence – mélange ravageur. Récit d’apprentissage, là encore : telle un ange faisant l'expérience heureuse et épanouie de la sexualité, Betty est le charme fait femme, la sexyness incarnée. Le souffle régulièrement court de son phrasé gonflé d’exaltation, la taille un peu serrée de son pull rose, dévoilant tantôt une zébrure de son ventre, juste sous le nombril, tantôt l’échancrure du bas de son dos… Autant de détails délectables, qui soulignent son éclatante sensualité. De ce point de vue, le geyser d’érotisme qu’elle fait jaillir lors de son audition peut être lu comme une première manifestation de ce qui croît et bout en elle depuis sa rencontre avec son amie. Tandis que le récit progresse, la tension érotique entre les héroïnes s’attise. Le dévoilement de leurs corps, éminemment pudique, est aussi beau que cohérent en ce qu’il coïncide avec l’attente aigüe du spectateur. Comme le souligne la chronique de Critikat, "Lynch représente l’indicible : les gestes, les sourires, les regards de Betty et Rita nous apprennent leur amour réciproque bien avant qu’elles ne couchent ensemble." Pour reprendre l’expression anglo-saxonne, le "build up" est admirable, et amène la scène d’amour tel un point d’orgue, sur un plateau en or massif. La superbe photo en clair-obscur y magnifie les expressions et la beauté surréelle des actrices (ces chevelures blonde et brune comme irisées par la pénombre) ; quant au Love Theme de Badalamenti, il parachève la séquence. C’est par les glissements et l’aimantation des corps, par l'harmonie fusionnelle de leur rencontre et l’extrême volupté dont elle est irriguée, que la scène traduit l’extase charnelle des amoureuses. Bombes affolantes, Naomi Watts et Laura Harring se lovent dans une étreinte enfiévrée, s’enivrent de baisers brûlants, de murmures câlins, du feu qui les animent – elles incendient la pellicule. En quelques secondes, leur conviction et leur abandon insufflent à l’écran une passion enflammée. Betty semble elle-même surprise par son impétueuse flambée saphique ("Have you done this before ?") : la scène exalte l’émerveillement fiévreux de la première fois et la découverte fébrile du corps aimé. "I want to with you" susurre-t-elle, haletante, en palpant le sein nu de Rita : son trouble à fleur de peau constitue l’une des plus ardentes expressions du désir que le cinéma ait offert. Douceur infinie des caresses qu’elles se prodiguent, sensualité chaude et moite de leurs ébats : l'amour pur entre les deux jeunes femmes, leur communion intime tandis qu'elles s'offrent l'une à l'autre, se concrétisent dans une félicité, un lyrisme sans égal. Voir avec quelle tendresse Rita recoiffe une mèche de Betty, voir comment celle-ci s’abandonne à sa déclaration, en un feulement éperdu, à faire fondre le cœur le plus endurci : "I’m in love with you."


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La sentimentalité pure de la déclaration de Betty est d’autant plus déchirante lorsqu’on la replace dans la logique tragique de ce qui la motive – la réalité de la rêveuse, son désarroi affectif, l’amour inassouvi qu’elle a tant besoin de manifester à l’égard de sa Rita/Camilla... On ne le répétera jamais assez : cette seule réplique est, quasiment, ce qui donne au film entier sa raison d’être. Comme le disait L. Guichard dans la critique de Télérama, "ces mots galvaudés entre tous, "I’m in love with you", semblent prononcés pour la première fois sur un écran. Une déflagration sublime. Peut-être la clé romantique de tous les mystères du film." Si Rita ne répond pas à l'aveu de Betty, ce n'est pas parce qu'elle ne l'aime pas, mais parce que ce qui se joue ici est de l'ordre du désespoir : celui de Diane, qui souffre de ne pas être aimée par Camilla, dont elle est éperdument éprise. C’est ici que la construction du film prend tout son sens. Il s’agit d’abord de ressentir à quel point Diane (Betty) aime Camilla (Rita) pour comprendre ensuite, de la façon la plus intime qui soit, la nature de sa peine. Le fait d’éprouver dans un premier temps l’amour intense de Betty pour Rita démultiplie l’impact émotionnel du chagrin qui est rétrospectivement mis à nu. "Pardon, Camilla, de t’avoir fait du mal : j’en suis malade, j’en crève, parce que je t’aime tant" : voilà ce qu’exprime Diane à travers son rêve. La détresse et la vulnérabilité de Rita ne sont absolument pas des outils de domination, d’humiliation ou de dévalorisation perverses (contre-sens hyper courant, me semble-t-il), mais au contraire le moyen de formaliser ce que la rêveuse cherche désespérément à traduire : " Je vais te sauver, te recueillir, essayer de te faire oublier ton désarroi. Épanche ta détresse sur moi, laisse-moi te couvrir de tendresse et d’affection. Je suis là pour toi, pour te protéger, parce que tu es tout pour moi. " Dans l’un de ses papiers, S. Delorme expliquait que "le lyrisme saphique y révèle la hantise romantique de perdre l'objet de son amour." Ce principe d’élucidation à rebours, qui procède d’une logique de dévoilement par inversion, est l’un des grands secrets de Mulholland Drive.

Dans le même papier, Delorme soulignait aussi à quel point MD est "sexe et mouillé". Il faut bien peser cette affirmation, bien comprendre que le film, en effet, stimule de façon consciente et revendiquée le désir, l'excitation, la libido. Actrices de rêve, peaux de satin, séquences chaloupées, beauté voluptueuse des corps, douceur féminine des enlacements, regards, baisers et étreintes à s’évanouir – le film est un carrousel de sortilèges sensuels. La caméra serpentine, en état de sidération amoureuse pour les deux comédiennes, les couvre d’effleurements onctueux et de tendres caresses. A mes yeux, Lynch fait s’épanouir une certaine forme d’hédonisme : il veut faire plaisir au spectateur, et ce plaisir tient en partie à la formalisation inédite d’un très vieux rêve cinéphile. Le jeu de miroirs blonde/brune, ingénue/femme fatale s’articulant autour du pivot masculin, ici absent, qui a été la marque du cinéma hollywoodien classique, atteint un stade nouveau : désormais, la blonde et la brune s’aiment ardemment. De cette rencontre sentimentale et physique nait, chez moi, une émotion très intense et particulière, nourrie d’une extrême suavité que Lynch revendique presque crânement. Le programme est imparable : prendre deux actrices sublimes au sex-appeal incendiaire (Naomi W. et Laura H., authentiques canons) et jouer ostensiblement du fantasme (féminin, cinéphile, universel) qu’elles suscitent en les faisant amantes sensuelles, capiteuses, et en portant à incandescence l’érotisme torride de leur passion. Sur ce point précis, Mulholland Drive trahit clairement le regard sinon masculin, du moins hétéro de son auteur : Lynch est séduit par ses actrices, et s’il les filme en parangons des amours et fantasmes saphiques, dans ce qu’ils ont de plus grisant, c’est parce qu’il esthétise leur féminité. Le film enrichit ainsi d'un chapitre nouveau les noces ancestrales du sexe et du cinéma : au moment précis où elles s’embrassent et se caressent, c’est toute une antériorité mémorielle du septième art qui est convoquée et englobée, comme si toutes les actrices ayant habité le cinéma américain se cristallisaient et s'étreignaient dans un rayonnement, une attirance et une fascination mutuels. On se dit alors que la puissance d’attraction glamour de la féminité hollywoodienne atteint, ici et maintenant, son point d’achèvement ultime. C’est là-dessus que certains attaquent MD de putasserie racoleuse - ceux qui n'ont rien compris. Parce que, lorsque cette démarche se manifeste avec une telle sensibilité, une telle absence de vulgarité, une telle grâce, quand toute cette ivresse est motivée par une telle attention affective et émotionnelle (en gros, tout ce que j'essaie d'expliquer depuis le début de mon post), ce n'est pas du racolage. C'est, au contraire, le comble de la générosité, la cerise sur le gâteau. C’est par ce biais que Mulholland Drive, en plus d’être immensément beau, émouvant et habité, devient le film le plus bandant qui soit, au sens glorieux du terme.


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(juste pour se remémorer le souvenir de Cannes 2001, et le buzz affolant que le film – et ses actrices – avait généré)

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Mai 2001, sur la Croisette. Le plateau de Nulle Part Ailleurs est illuminé par deux bombes sexy, soufflantes de charisme, dont la rumeur dit qu'elles enflamment le nouveau Lynch. Falling in love. :oops:



Mais j’en reviens à nos héroïnes, en passant par le Silencio...

Après s’être endormies dans les bras l'une de l'autre, et dans l’apaisement de l’amour consommé (plan magnifique de leurs mains jointes), Betty et Rita répondent à un appel impérieux, empruntent un taxi et traversent la ville pour rejoindre un music-hall hors du temps, perdu au milieu de nulle part. En quelques instants, Lynch fait défiler un chapelet d’images suprêmement envoûtantes, soulignées par les basses de Badalamenti : plans floutés d’une L.A. fantomatique, travellings spectraux, texture onirique de la nuit, visages inquiets de ses deux anges vêtus de noir et d’écarlate (la garde-robe de MD est somptueuse).


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Rideau rouge, éclairs stroboscopiques : Lynch joue carte sur table, démonte les artifices et les images-icônes de son cinéma. Dans ce théâtre embué d’illusions et de miroitements bleutés, le magicien martèle sa mise en garde : "Tout n'est qu'un enregistrement". Betty, Rita et le spectateur l'assimilent, la leçon est entendue. Rien n’y fera : lorsque la diva s’avance et chante sa peine et son chagrin, la conscience de l’artifice s’incline devant la toute puissance du ressenti. Alors la scène rejoint sa jumelle : celle de Twin Peaks : Fire walk with me où Laura Palmer s’effondre au Bang Bang Bar en écoutant la voix de Julee Cruise.
"Llorando por to amor" : l'amour perdu déploré par la complainte de Rebekah Del Rio cimente et motive le film entier : il est sa source, sa raison d'être. Alternant avec les gros plans sur la chanteuse, la caméra caresse les si beaux visages en pleurs de Betty et Rita. Cadrage miraculeux, blue velvet de la photographie, douceur du montage : jusqu'à la barrette sertissant les cheveux de l'une et la perruque couvrant ceux de l'autre, ces images des héroïnes fusionnant dans une émotion commune sont des tableaux de maître, fulgurants de beauté.


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Le chant semble provenir d’un ailleurs absolu, et fait éclater une révélation d’ordre presque métaphysique : se jouent ici l’indicibilité des sentiments, la conscience de vivre les derniers moments d’un bonheur accompli dans un espace-temps disparu. Betty et Rita s'étreignent un ultime instant, pleurent sans le savoir leur propre tragédie, tandis que leur idylle keatsienne s’apprête à se déchirer sous le poids de la douleur et du souvenir ravivés. Betty-Diane atteint alors l’acmé de sa trajectoire, et la vérité profonde de ses affects et de ses émotions.
Du réveil des héroïnes dans la nuit jusqu’à l’ouverture de la boîte bleue, le film est comme aspiré dans un vortex paradoxal, qui s’équilibre entre tension latente et calme absolu. C’est Betty qui regarde attentivement le visage de Rita dans le taxi, c’est le mélange de gravité et de quiétude avec lequel sont filmées leurs larmes au théâtre, c’est le silence inhabituel qui accompagne le retour des filles chez elles – Silencio. Quelle que soit la manière dont on l’envisage (réveil, transmutation, réincarnation), le passage d’une dimension à l’autre s’effectue dans une grande douceur, un ralentissement soudain du monde et des choses, comme s’il figurait le degré le plus secret de l’introspection.
Parce que Mulholland Drive, miroir de l’âme humaine, est un récit d’apprentissage initiatique, s’effectuant en deux mouvements symétriques. Le premier, opéré par Betty, est la découverte de l’amour, de la réussite, du métier du cinéma, des sortilèges envoûtants d’Hollywood. Autant de fils qui, in fine, convergent et formalisent le grand principe de l’œuvre : cet apprentissage est celui de la vérité intime d’un être et de son histoire, métaphorisés au Silencio et explicités lors de la seconde partie. Le film raconte le parcours d’une jeune femme en quête d’elle-même.


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DIANE

Car voici venir Diane, sa détresse, son dépit, son chagrin qui transpercent le cœur. Voici venir son réveil charbonneux tandis que, reprenant conscience de la réalité, elle porte désespérément les mains à son visage. L’histoire euphorique qu'elle vient de vivre s’envole en fumée : ne reste du bonheur que le souvenir d’un songe lumineux, vécu dans un ciel trop bleu et trop pur. C’est de cette simultanéité des configurations, de cette brutale permutation, que naît le séisme émotionnel provoqué par son personnage. Si Diane émeut tant, c’est bien sûr parce que le souvenir de Betty vit en elle, et parce qu’avant de connaître les abîmes de la dépression, elle a été la rieuse héroïne que l’on a accompagné depuis le début du film. Ce qui la motive dans la première partie (son rapport tendre et bienveillant à Rita/Camilla) ne fait qu’exalter son amour, sa pureté et son innocence perdus. Diane EST Betty, mais vit dans une autre virtualité, héroïne malgré elle d’un destin bien plus douloureux. Arrivée avec le même sourire radieux, la même candeur émerveillée que la blonde ingénue que l’on a vu débarquer à l'aéroport, désormais elle crève de chagrin et de remords. Betty entamait une aventure où tout lui réussissait ; Diane expérimente quant à elle l’autre face de l’existence - la voici arrivée au terme de toutes les déconvenues, de toutes les désillusions. Hollywood, cette monstrueuse usine à rêves, broie les âmes pures des jeunes filles en fleur, toutes ces innocentes Betty auxquelles le film semble dédié. Il faut se souvenir aussi de la victime du Dahlia Noir d'Ellroy, autre petite starlette venue se perdre à Hollywood : Betty Short ! La fragile et candide Betty était profondément touchante parce qu’elle dégageait une grande vulnérabilité - un rien pouvait balayer ses rêves et ses désirs et l’anéantir.

C’est la tragique expérience vécue par Diane, pauvre Alice désormais interdite de traversée du miroir. Toutes les étapes de sa trajectoire inversée agissent alors comme autant de coups de massue : le conte de fées est devenu une perdition, celle d’une étoile qui voudrait briller un tout petit peu mais que personne ne remarque. Le récit d’apprentissage de Betty se répète, mais sa dynamique ascensionnelle et euphorique se retourne : l’apprentissage est cette fois celui de la douleur, de la frustration et de l’échec, dans une spirale tenant de la descente aux enfers. Professionnellement, c’est l’amère désillusion. Venue croquer un petit bout du rêve hollywoodien, la jeune fille de l’Ontario galère, accumule les seconds rôles minables et survit financièrement dans un trou. Sentimentalement, c’est un cauchemar. La fin d’une liaison tumultueuse s’est substituée à la naissance de l’amour : elle s’est fait plaquer par sa petite amie. S’éprendre d’un être, c’est s’abandonner à lui, et subir le risque qu’il nous échappe et nous laisse le cœur brisé. L’expérience vécue par Diane est universelle : celle de la rupture, de la séparation, et de la peine qui en résulte. Stéphane Delorme, dans son beau texte sur la figure féminine dans MD, l’exprimait ainsi : "Betty est tombée amoureuse et de cette chute elle ne se relèvera pas." Douleur infinie de voir la femme de sa vie lui échapper, tragédie de se voir rejetée et abandonnée par l'être qu'elle aime - l'implication amoureuse est telle que le départ de Camilla est vécue comme une amputation. Disputes (le "It’s not easy for me !" excédé hurlé à la figure de son amante), regrets, affliction face à la prise de conscience insoutenable qu’elle ne peut pas vivre sans Camilla (alors qu’elle, si). Le traumatisme génère un sentiment d’arrêt total du temps : chaque seconde est une épreuve pour elle, qui semble s’être vidée de son humeur vitale. Le rapport au corps de l’héroïne opère ainsi un virage radical. Là où Betty et Rita, douces amies, étaient enivrantes, l'incarnation de Diane se fait brusquement rêche et violente. L’héroïne brisée souffre de tous les pores de son corps, et son existence charnelle se traduit à l’écran de manière crue, radicalement différente de celle (caressante, chaude, glamour) de Betty.


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Naomi Watts exprime avec un talent dingue cette dévastation qui la mène au bord du gouffre : pas traînant (le moindre geste est un effort), traits tirés, visage défait, yeux perclus de lassitude lancinante et de souvenirs ressassés, jusqu’à ses moments de prostration et de catatonie complètes. Elle est bouleversante. Le filmage de Lynch restitue au plus juste le désarroi de la malheureuse et ses réflexes de défense face au chagrin – telle l’apparition éphémère et d’autant plus douloureuse de Camilla ("You've come back..."), tandis que son esprit encore embrumé par le sommeil peine à faire le point entre fantasme et réalité. Mais c’est très vite son propre reflet qu’elle renvoie, l’espoir s’envole sitôt qu’il apparaît : alors un long plan la saisit de dos pendant qu’elle se prépare un café, immobile, désespérément seule. Ce n’est plus dans le cadre doux, nocturne et sentimental du lit mais sur le canapé, de façon triviale, qu’elle se livre à une dernière étreinte langoureuse avec sa maîtresse. Diane et Camilla, lascives, dorées, se frottent et s’allument dans un simulacre d’amour qui révèle soudain le malaise de leur relation. La sexualité tour à tour meurtrie et agressive de Diane se manifeste à vif, traduisant un état de manque qui exacerbe ses pulsions et ses réactions (telle la tentative de rapport forcé avec son amante). Séquence déchirante que celle de sa masturbation compulsive et noyée de sanglots, saisie crûment mais avec une tendresse affligée – à la bande-son, une guitare discrète et plaintive semble pleurer de concert. La caméra y révèle des gestes explicites, refuse de cacher ce à quoi est employée sa main. Elle glisse le long de son corps sexué, le filme dans ses humeurs (larmes, sueur), secoué de spasmes et de soubresauts frénétiques, entièrement tendu vers la recherche de jouissance physique. Naomi Watts se plie ici à une démonstration d’une parfaite impudeur, qui lui a été imposée comme un défi. Elle place le spectateur dans une sensation de malaise, avec l’impression très dérangeante de scruter un acte auquel il ne devrait pas assister (une jeune femme se masturbe). Camilla l’a quittée, ne restent que les pierres du mur qui lui renvoient implacablement sa solitude, son plaisir introuvable, l’inanité de son geste : la douleur est impossible à apaiser. Rarement frustration et désespoir affectif auront été exprimés avec une telle violence, une telle proximité : à cet instant, le film dit tout du désir souffrant et de l’enfer du ressassement amoureux.

Au cœur de l'affliction perce un instant d’éternité, d’un romantisme orphique, lorsque Diane emprunte un raccourci sous un berceau d’arbres, guidée par Camilla qui lui tient la main. Il n'y a pas de mot pour rendre justice à sa puissance poétique : c'est l'un des sommets émotionnels du film, qui pourtant les aligne comme des perles. La beauté saisissante des deux filles, la voûte étoilée, les lumières de la ville en contrebas, le Love Theme berçant le tout : cette montée au jardin d’Eden dégage un lyrisme stratosphérique.


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Séquence aussi merveilleuse que terriblement cruelle parce qu'elle est basée sur un dupé affectif, et parce que les sentiments de Diane sont peut-être utilisés par Camilla comme un appât pour lui porter le coup de grâce. La belle brune sort des fourrés telle une magnifique apparition, et susurre le sésame avec une douceur enjôleuse : "Come on, sweetheart." Hypnotisée sur le coup, Diane baisse la garde, et c’est dans un bonheur absolu, avec un regard transi d’amour, qu’elle marche vers son calvaire. Si elle est ainsi conviée à l'Olympe, dans ce Gotha hollywoodien qui l'a toujours exclue, c'est pour voir l'ultime coup de poignard lui être porté au cœur. S'expriment alors sa détresse muette et hagarde, son humiliation sourde, ses regards désemparés au dîner (S.O.S., peut-on lire sur la tasse qu’elle porte à ses lèvres). Ouvertement, celle pour laquelle elle se consume batifole avec son metteur en scène et avec une autre blonde (comble de la cruauté), comme pour la faire souffrir et lui faire comprendre qu’elle n'est qu'une maîtresse interchangeable, anonyme. Alors Diane ne peut retenir une larme, quelque chose se casse en elle. Tout cela me laisse à genoux, tout cela capte de la façon la plus littérale et la plus prosaïque qui soit le déchirement de l'abandon et de l'oubli par la personne aimée. "Lynch n'aura pas cessé de rajouter pour finalement en arriver à ce plan bouleversant (le baiser de Camilla et de l'autre blonde). Il met désormais uniquement en scènes des actes, par exemple la naissance et la fin, quasi simultanée, d'une histoire d'amour. Au travers de ces dérèglements, de ces changements de corps et d'identités, Lynch filme littéralement ce nouveau trauma : l'horreur d'être dépossédé (...) de l'être aimé." (J. Larcher, les Cahiers du Cinéma, bilan Cannes 2001). L’horreur de cette dépossession, l’amante éconduite n’est pas en mesure de la supporter. C’est impuissant, le cœur serré, qu’on la regarde partir, s’abîmer, sombrer dans la déréliction et la hantise, tandis qu’accablée par le remords et la culpabilité, son œil se ferme sous le poids des ricanements tragiques : ceux-là même qui l’avaient encouragée à son arrivée se moquent désormais de ce qu’elle est devenue. Persécutée par les Érinyes, Diane ne trouvera d’autre solution, pour se délivrer de ses tourments, que celle d’une balle dans la tête, au terme d’une effroyable crise de paranoïa.


Perso je la trouve très jolie, Diane, et "son corps fragile qu’on a envie de protéger". Là où celle de Betty était lumineuse et épanouie, la beauté de Diane est presque fanée, frêle, chétive en quelque sorte, et d’autant plus prégnante, comme lorsqu'elle reçoit l’appel de Camilla et hésite à répondre à son invitation, consciente que ça lui fera du mal mais désireuse malgré tout de la rejoindre, puisqu’elle l’aime plus que tout.


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Naomi Watts suscite dans toutes ces scènes, par son immense fragilité, par la sentimentalité souffrante qu’elle prête à sa Diane, la nature la plus profonde de la compassion et de l’empathie.


Bref, le double personnage romantique, passionnel et tragique de Betty/Diane, transcendé par l’interprétation de son actrice, est absolument magnifique : l’un des plus beaux de Lynch, et même l’un des plus beaux que j’ai vu sur un écran. J'ai l'impression de sentir le moindre battement de son cœur de la première à la dernière minute du film.


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RITA / CAMILLA

Rita entre dans une logique de perception légèrement différente, pour moi. Disons que je procède vis-à-vis d’elle un (tout petit) peu moins par empathie que par projection sentimentale du point de vue de Betty. Pour faire court, je ressens pour elle à peu près la même chose que Betty. Autrement dit, je tombe sous son charme, je craque totalement pour sa grâce latine, sa fondante fragilité, sa félinité évanescente, de la même manière que Betty. Elle est un petit oiseau apeuré, sans défense, qui a besoin d'être protégé. Dès la fin du fabuleux générique (ce fondu de plans ensorcelants qui voit la limousine serpenter au son de la mélopée onirique de Badalamenti, dans une nuit illuminée par les lumières d’Hollywood), son apparition de déesse glamour aux courbes somptueuses fait écarquiller les yeux – Laura Harring est de ces actrices splendides dont la beauté époustouflante laisse sans voix. Puis la découvrir couverte de bleus et de brindilles, quand elle s’apprête à pénétrer dans la maison de tante Ruth, donne envie de la serrer très fort dans ses bras. Elle est vraiment la "beauty in distress", incarnant tout à la fois le mystère et la séduction capiteuse, réclamant l’aide et la sollicitude du fond de ses yeux pleins de larmes (saisies en gros plan dans une coulée de rimmel – ô beauté). Il y a quelque chose de magnifique dans la façon dont, irrésistiblement, elle semble se blottir sous la protection de Betty, son ange gardien, dans la manière dont sa détresse entre naturellement en osmose avec l’affection offerte par sa blonde hôtesse. De là aussi la beauté des sentiments qui naissent en retour chez elle. Par sa gratitude, la façon dont son identité arrive à se fixer dans le regard amoureux de Betty (elle se sent vivre dans ses yeux), la logique d’attirance que fait naître la gentillesse de celle-ci, Rita devient elle aussi une amante sincère, et contribue à la superbe évidence de leur relation. A l’instar de Betty, mais d’une manière différente et complémentaire, elle me touche beaucoup.

Enfin, et toujours dans cette même logique, j'éprouve pour Camilla des sentiments assez ambivalents, de la même manière que Diane. Mais tout le film se situe dans la perception subjective du double personnage de Naomi Watts : c’est normal, je pense, que l’on ressente les choses comme ça. Camilla dégage un magnétisme extraordinaire, quelque chose d’obsédant. Dotée d’un physique idyllique, elle est femme de pouvoir, vamp vénéneuse, objet de tous les regards, capable d’allumer le feu en une phrase ("You drive me wild" souffle-t-elle, offerte, lors d’une scène où elle chauffe Diane à blanc avant de se rétracter). La passion que cette dernière éprouve pour elle, je la comprends totalement. Je ne suis sûr pas qu’elle soit véritablement une garce manipulatrice, ni qu'elle joue de façon perverse avec les sentiments de Diane ; peut-être même ressent-elle une affection sincère pour cette dernière. Est-elle consciente de ce que Diane éprouve pour elle ? La "cruauté" dont elle fait preuve vis-à-vis d’elle sur le plateau de tournage, puis en la conviant au dîner, est-elle le signe de son inconséquence ou, au contraire, l’ultime moyen pour lui faire comprendre, à la façon d’un électrochoc, que leur relation est terminée ? Le film ne tranche pas, ne donne pas de réponse. L’image sublimissime où elle guide la femme qui l’aime par la main sur les hauteurs de Mulholland Drive est celle que je garde de Camilla : l’image d’une amante magnifiée, presque inaccessible, capable un instant d’éternité d’exaucer tous les rêves de bonheur suscités par Hollywood.


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En bref, Naomi Watts et Laura Harring vues sous l’œilleton de Lynch, c’est définitivement la grâce et le charisme féminins au cinéma. Les regarder est une jouissance esthétique qui donne envie de revoir le film en boucle : elles ne connaissent presque aucune concurrence à ce niveau-là, tant leur présence et leur sensualité sont magnifiées par le cinéaste (et par Peter Deming, qui fait des miracles à la photo). Lynch a dit dans une interview qu’il est tombé amoureux de ses deux actrices, et cela se sent de la première à la dernière image. A chaque fois que je redécouvre Mulholland Drive, j’ai l’impression de caresser la joue de l’une, d’effleurer la nuque de l’autre, ou de respirer à l’unisson de leur souffle. Érotisées, glamourisées, sublimées dans tout l’éclat de leur beauté, elles existent et s’incarnent de façon extrêmement humaine et affective : c’est par la conjonction de ces deux aspects que le film s’impose comme l’un des plus beaux jamais réalisés sur les femmes.


Comme le souligne la chronique de Critikat :

"Lynch a le don des visages. Jamais ailleurs que dans ses films, ses acteurs ne paraissent tels qu’on les voit. Aussi photogéniques et charmantes que soient Naomi Watts et Laura Harring, jamais leur visage, constamment clair-obscur, emplissant l’écran, aux yeux noyés dans l’angoisse, ne parut plus beau."


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On peut y lire aussi ces vérités :

"C’est par la lumière (…) que s’affirme l’humanité profonde des protagonistes. Tantôt plongés dans les ténèbres de leurs pulsions, tantôt baignés par la clarté de leur passion. (…) Mulholland Drive fait partie des chants désespérés, qui, comme on le sait, sont les plus beaux pour Musset, chants de mort et chants d’amour, qui s’aventurent dans les contrées ténébreuses traversée par la route de notre vie. "


Ce superbe texte laisse percevoir quant à lui une part essentielle de la beauté du film à mes yeux. Le sentiment d’échec, de rejet, qui fait naître un besoin éperdu d’amour et de reconnaissance, est récurrent chez David Lynch (souvenons-nous d’Elephant Man). C’est à travers le processus de transfert et de déplacement opéré par son rêve que Diane, en investissant Betty, cherche à sauver son être, tel un ultime réflexe de survie. Si elle se donne le "beau rôle", c’est parce qu’elle ne peut plus supporter une réalité qui nie son existence de femme toute entière : soupirante abandonnée, actrice ratée. Betty permet à Diane de soigner ses blessures narcissiques ("You are really good", lui affirme Rita), tout en préservant ce que sa conscience recèle de plus pur et de plus précieux. On peut dire que Diane réapprend à s’accepter en atteignant ce que la vie lui a refusé. Elle gagne une reconnaissance et une affection sincères, nées du souci exclusif de bien agir - sauver, recueillir, protéger la femme aimée. "Thank you, Betty" lui chuchote Rita dans un sourire, aveu de gratitude qu’elle n’a sans doute jamais reçu dans une réalité insoutenable où elle en est venue à faire disparaître Camilla : c’est ainsi que Diane remporte une victoire sur elle-même, sur sa culpabilité et ses regrets.

Ainsi, bien qu’il soit un film désespéré, Mulholland Drive est aux antipodes du misérabilisme glauque. C’est l’un de ses plus grands tours de force : il s’agit d’un vrai puits de tristesse, mais il génère une foi profonde en les notions les plus positives et les plus pures de l’expérience humaine. Je sais que beaucoup de gens n’en perçoivent que la dimension morbide et mortifère (irrécusable : le clochard quasi décomposé derrière le mur, le cadavre putréfié métaphorisant la prescience par Diane de sa propre mort, dans la position même de laquelle elle se réveille…). Mais s’y oppose, constamment et de façon aussi forte, une pulsion de vie immensément puissante et incarnée, que j’ai essayé d’expliciter dans ce message : depuis l’éclat des visages de Betty et Rita, gorgés de lumière et de vitalité charnelle, jusqu’aux manifestations exaltées de leurs sentiments et de leurs affects. Les dynamiques et les enjeux de Mulholland Drive relèvent du grand mélodrame classique, mais le ton éperdument romantique employé par Lynch lui confère les accents de l’élégie et de l’allégorie. Le destin brisé d’une jeune fille, anéantie par les chimères d’un monde cruel, traduit une indicible blessure à l’âme, la souffrance d’un cœur qui saigne mais qui, au bout du désespoir, sublime le plus grand amour, les plus beaux rêves, les plus beaux espoirs afin d’exorciser sa peine, sa culpabilité et son chagrin. Pour toutes ces raisons, il ne me semble pas exagéré de lire en Mulholland Drive, en dépit même de la douleur qu'il charrie, un hymne à la vie et à l’amour. Parce qu’il s’agit sans doute d’un récit de rédemption cathartique, et parce que ce qui reste au final, c’est l’amour pur, absolu, dévoué, épanoui, que Diane-Betty exprime dans son rêve pour sa Rita-Camilla. Cette idée de transcendance post-mortem (rien n’interdit de croire en effet que ce songe, Diane l’accomplit en mourant) est digne du mythe d’Orphée. Je la trouve extrêmement belle et positive, y compris dans sa dimension mélancolique. C’est à mes yeux le sens de la sublime dernière image : ces visages d’anges souriants et égalisés dans la lumière, réunis pour l’éternité dans le ciel nocturne de L.A.


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Bon, encore une fois je m'excuse pour ce long message totalement exalté, mais je ne peut pas m'empêcher : Mulholland Drive est, définitivement, le film qui reste le plus gravé au fond de mon cœur : une immense œuvre lyrique, sentimentale, romantique, d’une bouleversante humanité. Quant à Naomi et Laura, ce sont les plus belles et émouvantes actrices du monde. Merci à Lynch, merci à ses muses.


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Dernière édition par Stark le 08 Juin 2011, 21:35, édité 11 fois.

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MessagePosté: 05 Avr 2009, 13:14 
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Mulholland drive sera projeté le 24 mai dans la grande salle de la Cinémathèque (la salle Henri Langlois) à l'occasion d'une rétrospective consacrée au producteur Alain Sarde.

Avis aux Parisiens !

Ca me permet de faire un petit coup de pub pour ce film magnifique, au cas peu probable ou certains ne l'auraient pas encore vu. Le (re)voir au cinéma est une expérience à vivre.


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MessagePosté: 26 Avr 2009, 20:52 
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Revu hier soir, c'est quand meme un film fabuleux...
Le style glamour/romance n'est pas ce qui me parle le plus, mais y a tant de scenes a couper le souffle... Quasiment toutes en fait. Le moment ou Rita prend la main de Diane pour lui faire monter les escaliers qui menent a sa villa, c'est d'une grace...
Le seul moment ou je reste totalement exterieur est la fameuse scene "Llorando", je suis completement insensible a ce genre de beaute espagnole qui exprime une passion chaude et desesperee. Bref, pas du tout implique emotionnellement dans cette scene, au point que je la trouve meme un poil too much. En fait, le style de Lynch repose sur un equilibre tres subtil, et j'ai l'impression que du glamour horrifique au ridicule il n'y a qu'un pas.


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MessagePosté: 10 Sep 2009, 11:08 
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Bonjour tout le monde. Je viens de m'inscrire presque spécialement pour rendre hommage à ce Mulholland drive que j'ai revu l'autre jour au Festival en plein air à la Villette.

J'ai été une nouvelle émerveillée par ce film.

Naomi Watts et Laura Harring sont sublimes, elles forment le couple de femmes le plus beau, évident, troublant, électrique que j’ai vu sur un écran. Entre elles c’est l’alchimie, l’osmose, le yin et le yang. Le film est troublant de sensualité... presque à un point de non retour. En VOST de préférence, même si les personnages n’ont pas besoin de parler. Les yeux et les corps sont bien plus explicites. N'est-il pas vrai que l'expression des sentiments passe par les yeux ? Surtout dans la première partie, lorsque Betty recueille Rita, mystérieuse et apeurée, qu’elles se rapprochent, se touchent, s’attirent, que la complicité et le désir grandissent entre elles... Fameuse pour son érotisme torride, leur scène d’amour est surtout l'une des plus émouvantes réalisées au cinéma. Les mots, les caresses, les baisers... Les voir se câliner avec cette douceur donne des envies irrésistibles de faire l’amour à une femme.
Vraiment elles sont fabuleuses. J’ai rarement vu un pareil don d’actrice. Elles s’investissent totalement dans leurs personnages et nous gratifient de scènes d’anthologie. Je pense entre autres à l’audition phénoménale de Betty ou encore la scène des multiples orgasmes lors d'une masturbation frénétique de Diane. Naomi Watts m’a éberluée lors de ces passages : ce qu’elle réussit à faire passer est incroyable !

Pour en revenir au film, ce fut un grand moment dans ma vie de cinéphile. Jamais un film ne m'a fait ressentir des émotions aussi poignantes et diversifiées. J’ai tremblé dès le début du film, j’ai frissonné, j’ai pleuré, j’ai souri… Lynch nous offre ici un condensé de ce qu'il sait faire de mieux : l'étrangeté, le mystère, l'exquise douceur, l'amour et l'atmosphère... lynchienne. Le tout dans des images de toute beauté, vénéneuses, envoûtantes, et enrobé dans une une musique merveilleuse !
En fait, tout ce film n'est qu'un pur drame humain, et on pourra s'étonner que tant de gens n'y voient rien d'autre qu'une suite de scènes sans queue ni tête quand ce que nous présente Lynch n'est rien moins qu'une tragédie amoureuse. Une des choses que je retiens le plus dans ce film (une fois qu'on a à peu près réussi à dénouer toutes les ficelles du scénario), c'est la finesse de description des sentiments humains.

L'intrigue mène dans les tourbillons d'une confusion d'identité, d'amours déchirés, d'âmes perdues.
C’est une passion à travers un rêve, le rêve d'une vie plus agréable et plus douce, et d'une relation tendre, partagée, euphorique. Difficile de raconter l’histoire, parce que cette notion n’a pas lieu d’être ici. Il n’y a pas d’histoire mais des histoires, des ombres sur les lumières, des rêves, des cauchemars, des visions, des désirs. On peut quand même comprendre qu’il s’agit d’une désillusion amoureuse mise en scène à travers une idéalisation lumineuse, pleine d’espoir et d’optimisme. Mais le rêve finit toujours par cesser et la rêveuse doit se confronter à la réalité. Trompée dans l’amour absolu qu’elle éprouve pour Camilla, Diane finira pas sombrer dans une dépression dont elle ne sortira plus vivante. Tout s'effondre pour elle ; Camilla son idole et amante a quitté sa vie. Il ne lui reste qu'à quitter la terre, emportée par ses rêves et ses fantasmes.

C’est donc un film triste et profondément touchant, qui parle de choses qui nous concernent tous, et c'est à la fois une histoire d’amour tragique et une magistrale déconstruction du rêve américain. Jamais un film ne m’avait fait vibrer de cette façon.

Voila désolée pour la longueur mais pour mon premier message j’avais envie de dire tout le bien que je pense de ce film qui reste un de mes favoris.


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MessagePosté: 10 Sep 2009, 11:12 
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MessagePosté: 10 Sep 2009, 11:13 
dimigirl a écrit:
Voila désolée pour la longueur mais pour mon premier message j’avais envie de dire tout le bien que je pense de ce film qui reste un de mes favoris.

Pour un premier message, c'est tout simplement la grande classe !


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MessagePosté: 10 Sep 2009, 11:21 
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Antichrist
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Sinon, aimes-tu les films de Wong Kar-Waï ?


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MessagePosté: 10 Sep 2009, 11:33 
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Jericho Cane a écrit:
Pour un premier message, c'est tout simplement la grande classe !


Oui, je t'aime Dimigirl.

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MessagePosté: 10 Sep 2009, 13:21 
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