Art Core a écrit:
Armand - Emmanul Bove
Troisième roman de Bove que je lis et troisième fois que j'adore. Tout petit roman se déroulant sur 48h et racontant tout simplement la rencontre entre un homme devenu bourgeois et un de ses anciens amis sans le sou le roman est d'une précision et d'une acuité psychologique comme j'en ai rarement lu. La manière de décrire chaque geste, chaque regard, chaque parole est d'une minutie renversante. Une page pour décrire comment le personnage quitte ses vêtements et se met au lit sans bruit pour ne pas réveiller sa compagne. Ca paraît fastidieux mais c'est passionnant parce que dans chaque mot, chaque phrase se dessine toute la complexité humaine, toute la singularité du personnage (qui reste très peu lisible, qui n'exprime finalement que très peu ses sentiments). Tout est décrit dans les gestes et dans la manière d'être un corps dans le monde. J'avais lu des comparaisons entre Proust et Bove et sans être du tout un spécialiste de Proust là ça m'est effectivement apparu comme évident dans cette écriture précieuse mais en même temps presque exclusivement descriptive. Ce moment où le personnage allongé pleure et réalise que la peau de ses tempes est plus fine que celle de ses joues et que donc il ressent plus les larmes que lorsqu'il pleure debout, c'est tout bête mais ça m'a bouleversé. Vraiment très grand même si d'une certaine manière décevant d'un pur point de vue romanesque.
J'ai choppé à Gibert un receuil de tous ses romans donc je vais poursuivre mais un auteur qui rentre sans problème dans mon panthéon personnel.
Moins de 100 pages, voici la quintessence de l'écriture bovienne. Le souci maniaque du détail comportementaliste atteint ici une espèce de paroxysme : le moindre geste, en apparence insignfiant, se voit chargé d'un poids dramatique tellement exagéré qu'il en devient presque comique. C'est ce qui tire aussi l'écriture bovienne de sa propension à la grisaille des plus accablantes.
Citation:
"Nous restâmes ainsi quelques instants sans que je l’invitasse à entrer, sans qu’il prononçât un mot. J’étais gêné de ne pas porter de chapeau ni de pardessus, d’être chez moi devant lui encore dehors.
Enfin je m’effaçai. Il se retourna parce que chaque fois qu’il quittait un lieu il craignait d’oublier quelque chose, puis il entra. Les rôles m’apparurent un instant renversés. Il habitait l’appartement. Je lui rendais visite."
Citation:
"Je fermai les yeux avec l’espoir que dans l’obscurité je changerais, que ma détresse n’était que passagère. Mais j’avais les yeux ouverts derrière les paupières. La lumière jaune qui les traversait, très faible, me rappelait que le lustre était encore allumé. À cause de ce même désir qui me fait mordre les biscuits entiers de manière qu’ils me révèlent le demi-cercle de mes dents, je fermai les mains avec force pour que mes ongles laissassent une empreinte sur ma chair."
Ces espèces de jeux de miroir, dans une espèce de limbe, présentées par une langue faussement simple, sont extraordinaires.
Et cette inclinaison pour la mécanique des fluides :
Citation:
"À cause de nos corps, des étoffes déployées, des papiers-tentures, il faisait tiède dans l’appartement. J’allumai une cigarette. Au lieu de monter, la fumée, comme une buée, roula jusqu’au lit, s’étala contre les glaces en même temps que son image. Elle était grise. Le ciel était gris. Ce que je touchais, surtout le fer, la porcelaine, le marbre, était humide. Des femmes traversaient la cour. Le pain qu’elles portaient était enveloppé, malgré la pluie, dans du papier de soie."
Le lyrisme à la Perec, en moins distant, des listes de souvenirs finales est lui aussi extraordinaire.