Point Lovecraft, avec années d’écriture mais pas forcément de publication. Il manque quelques textes mineurs de jeunesse que j’ai eu la flemme de relire pour l’occasion, ainsi que la majorité de ses textes écrits en collaboration avec d’autres auteurs (en gros j'ai suivi la composition des 3 tomes de chez Harper Collins, les plus complets à ma connaissance). Je n’ai pas non plus indiqué les titres français qui varient en fonction des traductions mais sont faciles à resituer en partant des originaux et des dates :
Dagon - 1917
Bon calibrage, court et droit au but, de la formule lovecraftienne : confronter un narrateur à des phénomènes profondément anormaux (ici en haute mer), puis à ce que ces phénomènes révèlent comme abominations antédiluviennes. La narration, sous forme de témoignage testamentaire, témoigne alors d’une conscience humaine réduite par les évènements à ce qu’elle est, à savoir un filtre interprétatif appliqué à la réalité dans une quête de sens tendant au plus rassurant, et qui ne tient qu’à un fil.
L’athéisme scientifique des narrateurs, qui reproduit celui de l’auteur, est d’ailleurs compté dans la catégorie des croyances rassurantes. Elle est l’illusion de maîtrise compétente et éclairée sur le réel. L’illusion du progrès. Mais une fois le filtre fragile de la conscience pulvérisé par ces révélations, l’esprit perd toutes ses défenses, sa vulnérabilité est totale et insupportable. Pas de retour en arrière possible. C’est là une lecture radicale mais au fond très juste du stress post-traumatique, à une époque où le terme n’existait pas encore et le fonctionnement n’en était pas encore tout à fait compris, malgré la 1ère GM qui battait alors son plein.
Dans les faits, le stress post-traumatique est le résultat de la peur la plus extrême qui soit, celle de mourir dans le contexte bien particulier d’une violence soudaine (agression, affrontement guerrier, attentat etc.). Chez Lovecraft, déjà, le traumatisme n’est pas un thème à proprement parler, mais un motif récurrent, une composante de l’effet horrifique recherché. L’auteur ne fait pas de psychologie, ne se focalise pas sur le quotidien de ses personnages, ou sur l’idée qu’ils se font de leur propre destin (ou « arc narratif », disons) : dans la littérature d’horreur contemporaine, ce quotidien et ce « moi » restent centraux, décisifs, victimes d’intrusions qui vont susciter des tentatives d’adaptation et de résistance (autrement dit, de l’aventure) face au danger, à la violence et la possibilité d’une mort imminente. Lovecraft se focalise plutôt sur l’impuissance suprême de la conscience humaine à intégrer et interpréter la survenue de menaces tellement autres que tout apparaît perdu non seulement d’avance, mais depuis toujours : le quotidien et le « moi » n’ont pas ici cette centralité, anomalies insignifiantes en marge d’une réalité écrasante.
Trois options alors pour les personnages et/ou narrateurs : l’institutionnalisation ; la mort, parfois par suicide ; pour les plus intelligents et solides, le statut de lanceur d’alerte aux prix d’un sentiment de terreur permanent, l’équivalent d’une blessure qui ne se referme pas. Une approche désagréable, peu flatteuse, peu gratifiante et inconfortable dont le genre horrifique s’est donc vivement éloigné le temps que l’œuvre de Lovecraft, disparue des radars dès sa mort en 1937, ne refasse surface aux années 70 pendant que Stephen King, dont l’approche en est la totale antithèse aussi bien dans le fond que la forme, prenait son envol avec ses premiers succès.
”The oldest and strongest emotion of mankind is fear, and the oldest and strongest kind of fear is fear of the unknown” écrit-il en ouverture de son essai Supernatural Horror in Literature. C’est là sa profession de foi littéraire, que Dagon lance en fanfare. The Tomb - 1917
Sinistre, mais pas mémorable.
Polaris -1918
Courte histoire de vie parallèle héroïque vécue dans les rêves, avec toute la nostalgie pour un monde immatériel et l’immense perte ressentie au réveil. Comme près de la moitié des autres nouvelles qui ressemblent pas mal à celles de son ami Clark Ashton Smith et d’un de leurs modèles, Lord Dunsany, et à quelques rares exceptions près mentionnées plus loin, elle tient difficilement la comparaison avec les originaux. Lovecraft étant la plupart du temps plus rigide, moins à l’aise avec les autres émotions que l’effroi.
Beyond the Wall of Sleep - 1919
Variation plus ambitieuse déjà, et plus personnelle, sur l’idée de départ de Polaris. Lovecraft y infuse ses propres obsessions bourgeonnantes (narrateur trop intelligent et trop curieux pour son propre bien, déclin, voire dégénérescence des populations isolées).
The Statement of Randolph Carter - 1919
Première apparition d’un des très rares personnages récurrents de l’auteur (certains sont nommés d’une nouvelle à l’autre, et le seul autre exemple qui me vient en tête est le narrateur géologue de At the Mountains of Madness qui apparaît brièvement dans The Shadow Out of Time). Cultivé, intelligent et sensible, mais aussi fasciné par les mystères ancestraux aussi menaçants soient-ils, il est le blueprint des narrateurs les plus captivants des meilleures nouvelles de Lovecraft. Comme avec Dagon, on tient là un court récit d’horreur quintessentiel, représentatif de son recours notoire à la suggestion dont les rouages sont voués à une expansion progressive à mesure que l’auteur diversifie ses techniques.
The Doom that Came to Sarnath - 1919
Lovecraft s’essaye plus frontalement à faire du Lord Dunsany, auteur largement oublié mais connu à l’époque pour ses pastiches, au demeurant habités et agréables à lire, du style biblique pour dépeindre des cités et panthéons imaginaires. Un bon précurseur de Tolkien, notamment. Texte évocateur mais un peu chiant, toujours en deçà du modèle.
The White Ship - 1919
Encore un riff sur de l’escapism semi-rêvé, galvanisant puis un peu tragique. Mignon.
The Picture in the House – 1920
Sans doute une de ses nouvelles les plus pulp par son sujet, sorte de La chute de la maison Usher en plus trash et qui préfigure amplement le meilleur dont seront capable plus tard les Contes de la Crypte. Premières références à la ville d’Arkham et à la rivière Miskatonic, qui prête son nom à une vallée et à la fameuse université, qui deviendront constitutives du rapport qu’établira progressivement Lovecraft entre sa région, son histoire et sa vision si unique de l’horreur et du surnaturel.
Arthur Jermyn - 1920
“Life is a hideous thing, and from the background behind what we know of it peer daemonical hints of truth which make it sometimes a thousandfold more hideous.” BAM. Sympathique petit texte à l’horreur lapidaire, avec un peu d’exotisme bien cringe (il y a un côté dark Tarzan).
The Cats of Ulthar - 1920
Une des plus belles nouvelles de l’auteur, magnifique, pleine de maîtrise et de sensibilité. A la fois très beau et menaçant. Plus encore si on aime les chats.
Celephaïs - 1920
Même came que The Doom that Came to Sarnath.
From Beyond - 1920
Comme Arthur Jermyn, mais en plus à l’os, plus affirmé, de l’horreur solide et profondément sinistre qui passe la fiabilité des perceptions du narrateur à l’acide. Stuart Gordon s’est bien amusé avec le postulat de base.
The Temple - 1920
Très cool, ça se passe dans un sous-marin Allemand pendant la 1ère GM, le narrateur est un officier, Lovecraft rappelle sa germanité avec une maîtrise de l’humour filé qui ne plombe en rien les éléments les plus étouffants de cette descente aux enfers.
Nyarlathotep - 1920
Court poème en prose rédigé d’après un rêve de l’auteur. Travail d’orfèvre. Sans doute ce que j’ai lu qui colle le mieux à la notion d’apocalyptique.
The Tree - 1920
Pas grand-chose à en dire, mineur de ouf.
The Moon-Bog - 1921
Sorte de version moins réussie et percutante de Arthur Jermyn. Pas captivé.
The Nameless City – 1921
Un peu comme Celephaïs, en plus chiant.
The Other Gods - 1921
Encore un mix entre du sous-Dunsany et du sous-Smith, mais en très court donc ça passe.
The Quest of Iranon - 1921
Pas aussi foudroyant que The Cats of Ulthar, mais quand même beau et triste dans un registre similaire.
Herbert West – Reanimator - 1921
La vache. Concassage total de Frankenstein : glauque, sale, tantôt sec, tantôt dégoulinant, maîtrise narrative au cordeau (si l’on excepte les récapitulations, sans doute exigées par le magazine, en début de chaque chapitre) entre montée aussi jubilatoire qu’insoutenable du suspens et de la suggestion, puis frontalité sans pitié. Couronnement aussi du trope du narrateur sous l’emprise d’un « ami » doté d’une intelligence tellement géniale qu’elle finit par se confondre avec la pire sorte de malveillance. Un monument du genre, percutant, jamais égalé. Stuart Gordon s’est là aussi amusé, sans doute un peu trop.
The Outsider - 1921
Du Poe en plus littéral, court mais ça traîne un peu quand même. Bien mineur.
The Music of Erich Zann – 1921
Une de ses nouvelles les plus carrées de cette période, courte et minutieuse, rien de superflu, glisse toute seule.
The Hound - 1922
Récit sinistre de facture classique, pas renversant.
Hypnos - 1922
Idem.
The Lurking Fear – 1922
Postulat excitant comme tout, cadre super (les coins reculés des Catskills, dans l’ombre des grandes familles Néerlandaises de l’époque coloniale dont les lignées ont dégénéré), menace impec’, révélation macabre au possible, pas mal de passages très réussis… Mais c’est écrit en pilote automatique, sans doute à cause d’exigences éditoriales en termes de nombre de mots. Le texte titube sous son propre surpoids et les ficelles sont trop apparentes— cinq à huit pages de moins, plus ramassées, et on tenait un autre court chef d’œuvre plutôt que des passages fulgurants dans un texte qui sent la commande mal calibrée.
The Festival - 1923
Pas emballé par cet espèce de pot-pourri entre voyage contre-initiatique ET dans le temps, guidé par une figure maléfique qui livre des secrets innommables. Si je connaissais mieux l’œuvre d’Arthur Machen, je m’y retrouverais peut-être plus en resituant le cadre de références.
The Unnamable - 1923
Retour de Randolph Carter à nouveau sur un format très court et dont rien que le paragraphe d’ouverture, plein d’autodérision, consacre le personnage comme alter-ego de Lovecraft. Plus original et moins littéral que la première nouvelle dans laquelle le narrateur apparaît, le récit, composé de plusieurs couches, digresse sur le passé sinistre de la Nouvelle-Angleterre et mentionne même les écrits de Cotton Mather, fameux chef puritain— des dispositifs d’ancrage local qui vont prendre de l’ampleur dans les récits futurs, et contribuer mythologiser le rapport de Lovecraft à son fief de la Nouvelle-Angleterre.
Imprisoned With the Pharaohs - 1923
Ghostwrité pour Harry Houdini. On reconnait à peine l’auteur, déjà. Laborieux (la mise en place c’est du flex de star + étalage touristique du Caire), éparpillé. Faible.
The Rats in the Walls - 1923
Avec Herbert West – Reanimator, autre monument d’horreur courte, fracassant et d’une maîtrise corrosive. Remaniement de l’horreur gothique à base de ruine héritée puis retapée et d’hérédité maudite, bonne utilisation du trope de l’équipe d’experts face à un mystère inquiétant au possible. Incroyable de noirceur et dans ses effets (par contre le nom d’un des chats… force aux sensitivity readers qui voudront « remanier »).
He - 1925
Même came que The Festival.
The Horror at Red Hook - 1925
Même calibre d’excellence que Herbert West – Reanimator et The Rats in the Walls, monument d’horreur profondément misanthrope, dégueulasse et glaçant au cœur de New York. La ville comme agglomération du mal, à la fois immémorial (occultisme et rites sataniques) et moderne (disparitions dans l’indifférence de la cité tentaculaire). Un pur cauchemar. C’est aussi franchement xénophobe dans son langage et ses descriptions, force aux sensitivity readers qui voudront « remanier ».
The Strange High House in the Mist - 1926
Retour à la veine poético-contemplative, bien réussie ici, un léger cran en-dessous de The Cats of Ulthar mais tout de même saisissant et accompli.
Cool Air - 1926
Variation sur le thème du génie qui se dévoie dans une quête pleine hubris jusqu’à une conclusion macabre, plus tragique qu’Herbert West mais avec la même prescience de l’abomination transhumaniste.
The Call of Cthulhu - 1926
Empreinte indélébile (bien que récente) laissée dans la culture populaire, presque tous media confondus. Lovecraft perfectionne le recours au récit morcelé, au narrateur qui reconstitue un puzzle à travers les supports, le temps et les interlocuteurs, en quête d’une vérité de plus en plus sinistre — narrateur toujours méthodique et cartésien, donc d’autant plus mis à mal par ces révélations successives. Le style, toujours expansif, demeure pour autant précis et assuré, entraînant le lecteur dans la compulsion de plus en plus morbide et obsessionnelle de son guide. On est pris dans cette urgence à témoigner de l’indicible, urgence qui ne mène qu’à la résignation vaine face à l’horreur absolue, celle d’une porosité et d’une vulnérabilité totales de notre monde, de notre cosmos et de notre psychisme, jusque dans le sommeil, exploitées par des entités hostiles au-delà de la matière et du temps. Impuissance du langage comme de la pensée. Perte d’espoir, de capacité à se distraire, sentiment de menace permanente et infinie. La paranoïa justifiée (avec en plus la dimension sectaire… force aux sensitivity readers qui voudront remanier). Le traumatisme total. Maintenant, le point culminant de la révélation progressive reste une expansion de Dagon, et est trop littéral à mon goût même si pointe l’aisance de Lovecraft, malheureusement sous exploitée, pour l’action.
Pickman’s Model - 1926
Une de ses nouvelles mineures les plus horrifiantes, avec mise en abîme entre passé et présent, peinture et photographie, jusque dans la narration entre récit et faux échange.
The Dream-Quest of Unknown Kaddath – 1926
Format novella pour couronner et synthétiser la veine onirique héritée de Lord Dunsany. Un long texte que Lovecraft n’a jamais vraiment fini de travailler pour la publication (posthume, en 1943), et ça se sent dans le rythme et la qualité en dents de scie qui illustre l’absence de réécriture. On retrouve à nouveau Randolph Carter, ainsi que les lieux emblématiques déjà explorés dans les textes plus courts mentionnés plus haut (Ulthar, Celephais etc.), mais ça reste quand même vachement aride, un peu comme le Silmarillion (et là Castorp va débarquer pour me sortir que c’est ce que Lovecraft a écrit de mieux). Pas fan.
The Case of Charles Dexter Ward - 1927
Son seul roman, tragiquement publié de manière posthume en 1941. Récit entre deux époques qui se répondent, emprise intergénérationnelle, hérédité sinistre, complot à travers le temps et les frontières, course contre la montre, incursions épistolaires, extraits de journaux, menace de moins en moins diffuse, impuissance de la science et de la médecine, ancrage dans la Nouvelle-Angleterre et son passé entre religion et pratiques occultes. Acerbe, cruel, haletant, accablant. Sommet notamment du « et si les puritains avaient eu raison ? » (en partie hérité des travaux contemporains de Margaret Murray), un des postulats les plus foudroyants de l’auteur. Extraordinaire.
The Colour Out of Space - 1927
Moins dans l’urgence que The Call of Cthulhu, plus contemplatif, le texte part d’une désolation vouée à être submergée par un projet de réservoir, effaçant toute mémoire d’un évènement d’abord étrange, puis de plus en plus épouvantable. Texte splendide, d’une grande beauté, aussi bien dans le style assuré, parfois même flamboyant, que dans la maîtrise horrifique et l’inventivité audacieuse en termes de science-fiction. La menace est à nouveau résolument « autre », bien au-delà de la monstruosité attendue, et fonctionne tout du long par des effets et une vive impression sur le lecteur que d’autres n’ont qu’effleuré, et seulement par moments, comme Carpenter— les tendances générales des créatifs qui ont suivi étant à animaliser les menaces, en faire des prédateurs lambda dont triomphent les personnages (Stephen King), ou à en faire des allégories ou des symboles (Silent Hill). C’est aussi un des rares textes dans lequel Lovecraft, en concomitance avec un style plus apaisé et crépusculaire, laisse transparaître de la pitié pour le sort tragique de ses protagonistes, simples et perdus. Le narrateur est lui-même inhabituellement morose. Nouvelle entêtante.
The Dunwich Horror - 1928
Format novella, cette fois. Long incipit portant sur l’aspect décrépit et repoussant du village et ses alentours, sorte de contre-pied aux incroyables tableaux des paysagistes de la Hudson River School comme Albert Bierstadt ou Frederic Edwin Church. Puis la chronique à la fois sèche et fiévreuse des évènements par un narrateur omniscient, ou en tout cas absent du récit. Sec mais doté d’une atmosphère pesante au possible, et aussi haletant et vigoureux que la menace est, à nouveau, aussi horrifiante à l’échelle locale que cosmique. Le lore du shared universe est on fire, entre les lieux fictifs emblématiques, les noms des entités, les tomes interdits. A chaque phrase il se passe quelque chose, clef d’une écriture authentiquement pulp. Plombé par quelques passages en parler vernaculaire, exercice dans lequel Lovecraft se montre notoirement mauvais.
The Whisperer in Darkness – 1930
Novella à nouveau dans laquelle Lovecraft reproduit la réussite déjà exemplaire de The Dunwich Horror en matière de tension aussi permanente que dérangeante, rythmée par la menace sourde distillée lors des parties épistolaires, notamment. Maîtrise toujours homérique de la suggestion (le coup des chiens, entre autres). Ici, plutôt que de s’étendre sur le lien entre sorcellerie sacrificielle et cosmogonie inhumaine, voire anti-humaine, l’auteur penche, tout en conservant le même cadre rural, pour de la SF paranoïaque de type invasion secrète, avec une approche bien plus agressive que dans The Colour Out of Space. L’étau qui se resserre fait texte. Impitoyable.
At the Mountains of Madness – 1931
Novella encore, et d’une force de frappe sans commune mesure. Lovecraft s’y confond entièrement avec son narrateur, un géologue qui a pris part à une expédition en Antarctique, a tu certaines découvertes atroces et révoltantes pour épargner le monde extérieur, et cherche à présent à alerter ses suiveurs en racontant tout à l’aune d’un projet de nouvelle expédition. Le niveau de vraisemblance (et non pas de réalisme, entendons-nous bien), déjà extrêmement solide dans les textes de cette période et constitutif de leurs effets les plus réussis, relève du chirurgical. Digne de Moby-Dick, nourri de l’expérience navale de Melville et alors même que Lovecraft n’a jamais mis les pieds au pôle Sud. Il y a une minutie dans le récit et la narration qui confine à la taille d’un diamant, et c’est aussi ce qui peut rebuter le lecteur qui est happé dans un texte qui pastiche la sècheresse méthodique et pinailleuse du scientifique de profession et de mentalité, pour mieux faire ressortir ce qu’il y a d’incroyable, littéralement, au cœur de ce cauchemar qui s’immisce d’abord par petites touches, puis finit par exploser. L’auteur conjure Poe, les peintures de Nicolas Roerich, les théories d’Oswald Spengler sur le déclin des civilisations. Il apporte également un point final on ne peut plus macabre au genre dantesque du « monde perdu » popularisé par H. Rider Haggard (toutes les aventures d’Allan Quatermain), Conan Doyle (The Lost World) ou Edgar Rice Burroughs (The Land That Time Forgot). Œuvre somme et summum, tous media et époques confondus, de ce qui peut être fait en matière de SF/horreur dans un contexte enneigé. Incroyable et bouleversant.
The Shadow Over Innsmouth – 1931
Novella toujours. Avec la ville maudite d’Innsmouth, Lovecraft laisse libre court à sa fascination pour toutes les spécificités architecturales et naturelles de sa région, centre névralgique d’une nation encore jeune dont l’histoire surnage constamment à la surface du quotidien, ainsi qu’à sa détermination à en faire le théâtre de son obsession pour l’horreur déliquescente et corruptrice qui prend possession des alentours par poches nauséabondes. Plus d’un tiers du texte est consacré à la curiosité croissante du narrateur, puis à son exploration à pied de la ville— à la fois absorbé par ce cadre figé dans les premiers temps de la république, et de plus en plus repoussé par le malaise qui se dégage d’anomalies graduellement insupportables. Tout aussi insupportable, un long discours retranscrit en mauvais parler vernaculaire, beaucoup plus long que les incartades que se permettait l’auteur jusqu’alors. Exercice périlleux déjà à la base, d’autant plus qu’ici il n’est pas maîtrisé du tout. Un vrai supplice à lire, rattrapé de justesse par le contenu du passage, ses révélations et promesses d’horreurs à venir (et quelles horreurs, pour ne pas changer). Rattrapé aussi par le recours à l’exercice stylistique tout aussi périlleux, d’autant plus chez un auteur qui mise tout sur la retranscription de consciences qui s’effondrent, de l’action— exercice qui exige d’ajuster vocabulaire, rythme, longueur des phrases, de trouver l’équilibre narratif entre perçu, ressenti et acté pour infléchir la narration vers un tout autre type de dynamisme. Un régal. Quel gâchis que Lovecraft n’ait pu aller plus loin dans cette veine, aussi bien par sa quasi-constante dévalorisation de son propre travail que par sa mort prématurée. Chef d’œuvre à nouveau. Stuart Gordon s’est encore bien amusé, mais vraiment bien cette fois, en rendant justice par moments à l’écran à ce tour de force avec Dagon.
The Dreams in the Witch-House – 1932
Excellent condensé de The Case of Charles Dexter Ward, toujours dans la veine « et si les Puritains avaient eu raison ? », en plus direct, plus enlevé, plus pulp. Lovecraft y mélange tout ce qui rythme cette phase de son travail : sorcellerie, mathématiques interdites, porosité entre rêves, réalité et dimensions, menaces antédiluviennes et compagnie. A la fois macabre et excitant.
The Thing on the Doorstep – 1933
Sorte de courte suite à The Shadow Over Innsmouth, puis variation sur un des thèmes horrifiques au cœur de son seul roman (mais dont le public n’avait pas connaissance à ce moment), sa portée horrifique est néanmoins amoindrie par son cadre domestique, voire matrimonial, la paresse de quelques effets ça et là (le coup du téléphone), un côté parfois franchement camp. Pas médiocre mais résolument petit malgré la maîtrise désormais évidente. Personnage féminin le plus développé de l’œuvre de Lovecraft (même si c’est plus compliqué que ça), mais à vrai dire le manque ne s’en faisait pas ressentir jusque-là, ni d’ailleurs par la suite.
In the Walls of Eryx - 1936
Nouvelle de SF type « explorateur vs. planète hostile » qui sort un peu de nulle part, co-écrite avec un certain Kenneth Sterling (16 ans !) qui est par la suite devenu médecin. Etonnant car inhabituel, déjà. Je m’avance peut-être car je ne suis pas du tout familier de la SF de cette période et de ce format, mais j’ai trouvé original le contexte « corporate » autour des motivations du narrateur, missionné par une entreprise pour de l’exploitation de ressources. Forte préfiguration de Weyland Yutani, voire même de l’entreprise coloniale des humains dans Avatar. Cool et efficace.
The Shadow Out of Time – 1936
Ultime novella qui renoue avec une certaine humanité, la même que dans The Colour Out of Space, envers ce narrateur dépassé par ce qui lui arrive et soucieux du bien-être de son fils. Texte plus posé que d’habitude, dans un style affirmé, qui offre une synthèse des préoccupations au cœur de nouvelles plus anciennes comme Beyond the Wall of Sleep, autour de cette porosité de plus en plus troublante entre visions oniriques, vies antérieures et prédation psychique, tout en raccrochant ces wagons à ceux de l’horreur et la prédation cosmiques. La quête est ici essentiellement cérébrale, entre récit de rêves, de recherches d’explications et de conjectures. Galvanisante aussi, car la victime ne cherche pas seulement à comprendre, elle s’organise matériellement pour ce faire, jusqu’à monter une expédition dans le désert Australien. Au regard des bijoux de terreur et de menace qui constituent la fin de carrière, et de vie, de Lovecraft, le résultat final ici, aussi soigneusement fignolé et prenant soit-il, paraît timoré, surtout comparé aux étincelles produites par The Shadow Over Innsmouth. Il y a de quoi se prendre au jeu du regard anthropologique que porte le narrateur sur le contenu de ses visions, même si au final je trouve qu’on est surtout dans la version désertique des révélations glaçantes au cœur de At the Mountains of Madness, qui lui est supérieur.
The Haunter of the Dark – 1936
Dernière nouvelle écrite avant sa mort dans une indifférence culturelle totale, et à la suite d’un jeu littéraire entamé avec un jeune Robert Bloch (le personnage principal est nommé Robert Blake) qui écrira plus tard Psycho. La formule est désormais bien rodée : curiosité malsaine (ici pour une église sinistre perchée au loin, au sommet d’une colline de Providence) qui finit en emprise ; notes, journaux et cryptographie ; vestiges de cultes maléfiques ; visions cauchemardesques de la vaste menace incompréhensible qui grouille dans le néant, à l’affût de la moindre porte d’entrée. Admirablement concocté, évocateur au possible, on étouffe. Immense.
Voilà, pour résumer c’est vraiment bien.
_________________ Looks like meat's back on the menu, boys!
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