Non mais c'est ça, le concept de "transfuge de classe" à la mode ces dernières années vient avec son lot de simplifications considérables et douteuses, jusqu'à faire d'Annie Ernaux la "transfuge sociale originelle". C'est presque risible.
latique a écrit:
Ses parents étaient des prolos qui bossaient à l'usine avant d'ouvrir un café-commerce pour les ouvriers du coin.
C'est déjà une forme d'ascension sociale. Je sais pas si tu te rends compte, ouvriers devenus exploitants (on ne sait pas trop ce que ça veut dire), puis cafetier-épicier, pourvu que le commerce marche, dans le Yvetot situé sur la ligne de train de Paris et à l'économie florissante de l'après-guerre (où s'imprimait San Antonio et la série noire je viens d'apprendre), ça te conférait déjà une forme de statut petit-bourgeois ou classe moyenne.
Citation:
Y a chez les petits bourgeois, selon Bourdieu, une "bonne volonté culturelle" qui se signale par une adhésion aux valeurs de l'école, un désir d'imiter la culture bourgeoise. Ernaux raconte, elle, le décalage qu'elle sentait constamment entre la culture de ses parents et celle de l'école : les références culturelles, la manière de parler, de se tenir, etc. Le père l'encourageait à faire des études pour pas épouser un ouvrier - tout en portant un regard dubitatif ou réprobateur sur tout ce qu'elle apprenait en classe.
Tu dis toi-même que la volonté de s'élever socialement lui a été transmise en partie par son père, qui l'a encouragée à faire ses études, signe d'une déférence envers le système éducatif, dont les socles d'enseignement, étaient sans doute bien plus unifiés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Donc adhésion aux valeurs de l'école, désir d'accéder à la culture bourgeoise.
Citation:
Le père l'encourageait à faire des études pour pas épouser un ouvrier - tout en portant un regard dubitatif ou réprobateur sur tout ce qu'elle apprenait en classe.
Tu m'étonnes, quand tu t'es élevé socialement et que ta fille prétentieuse vient te corriger tes fautes de français en mode grammar nazi alors que t'as quitté l'école à douze ans, il y a de quoi être dubitatif et même agacé.
"Un jour : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi je n’en ai pas besoin pour vivre. » dit-il à sa fille. Ce qui vaut pour beaucoup de monde, à l'époque comme aujourd'hui.
latique a écrit:
Oui mais c'était pas la norme parmi les agrégés de lettres ou les écrivains. Et elle est née en 1940 : c'est pas la période fin XIX-début XXe non plus. Avoir des parents qui tenaient un bar épicerie à Yvetot et finir avec un Nobel de littérature, c'est pas vraiment un parcours commun quand même.
Alors d'accord, en tant que femme, issue d'un milieu modeste, devenir agrégée sortait à l'époque de l'ordinaire et était encore prestigieux, mais même dans une discipline aussi bourgeoise que la littérature, ointe par le Nobel, le transfuge était sinon légion, pas rare. Charles Péguy est un exemple célèbre. Parmi les Nobels, tu trouveras Knut Hamsun, aux origines ultramodestes, une femme italienne qui a arrêté l'école Grazia Deledda et issue d'une famille pas particulièrement riche, dans les années 20, Gabriela Mistral qui a commencé à travailler à 14 ans, Toni Morrison. La mère de Camus ne savait pas lire ou écrire mais il avait un oncle boucher et passionné de bouquin, tiens. Des horror stories méritocratiques t'en as, qui sont loin de la fille de petit-bourgeois d'un village normand, mise à l'école catholique, qui épouse un mec qui a fait sciences po et qui a honte de ses origines ou des fautes de français de son père.
latique a écrit:
Si j'en crois l'article que tu cites, il a aussi participé à ce bouquin, toujours de manière plutôt saine, aux côtés de toutes ces vedettes injustement méprisées
Oui on voit deux storytelling s'opposer : le dolorisme qui rend les déterminismes sociaux responsables de tous les mots, avec une forme de rancoeur et d'envie à la Pinçon-Charlot, et le sinclair lewisisme à l'américaine : je trace ma route, je crée mon propre destins, rien n'arrêtera mes rêves. Deux faces de la même médaille finalement.
J'aime bien ce portrait que je lisais d'une des premières polytechniciennes, une immigrée viêtnamienne, paumée dans l'univers masculin et bourgeois de l'X (mais peut-être avec moins de reproduction sociale qu'aujourd'hui) :
Citation:
"Comme l’École se trouve encore en plein Quartier latin, elle décide d’en profiter pour sortir et voir toutes sortes de gens nouveaux. La crainte de voir son univers se rétrécir, d’être cataloguée et étiquetée, l’a longtemps poursuivie. « Pendant dix ans, j’ai constamment caché que j’avais fait l’X."
Tu vois vraiment la différence de caractère entre le faux transfuge, finalement content d'avoir échappé au sort terrible du commerçant de province ou de son épouse, et celle pour qui être une X est presque embarrassant à cause justement des faux-semblant sociaux.
Jerónimo a écrit:
La Place date de 1983, ça va, elle a l'antériorité de la thématique pour elle quand même
Non mais elle a pas inventé la description dans la littérature de l'ascension sociale.