Mes réactions successives au fil de l'aventure :
Je n'en savais donc pas grand chose avant de me lancer, si ce n'est que c'est censé être un des nanars littéraires du 20ème siècle. Mes premières impressions postées en juillet se sont confirméés sur un peu plus de 1000 pages couvertes d'une police très petite et d'un texte très serré : pas de chronique sociale ni de vraisemblance psychologique chez les personnages, au-delà de moments d'introspection ponctuels en réaction à certains évènements. Pas de rapport au réel immédiat (zéro référence à l'histoire, même récente : pas de 2ème GM, pas de guerre froide etc.). Ayn Rand pose une dystopie contemporaine, où tous les pays quasiment sont des "people's republic of X", dans laquelle les Etats-Unis sont en proie à un formidable effondrement structurel et moral du fait de l'implantation de mesures de planification d'apparence socialistes portées par le gouvernement colonisé par des agents motivés par le détournement des richesses au profit de leur caste et au mépris de tout le reste. Quelques éléments de SF en périphérie (notamment niveau technologies, matériaux), avec des personnages archétypaux des deux côtés de l'affrontement (protagonistes comme antagonistes).
Roman à charge, donc, qui dépeint cette apocalypse crépusculaire où tout s'effondre à mesure que les planificateurs gagnent en puissance : infrastructures qui cèdent le unes après les autres après une lente agonie, verrouillage médiatique à mesure que les conditions de vie des citoyens empirent (ça va jusqu'à la mort de pans entiers du secteur agricole), rhétorique altruiste en contradiction avec le réel, intellectuels complices, atmosphère paranoïaque, surveillance omniprésente etc. Et cet enjeu mystérieux (mais finalement secondaire) fait de ces disparitions successives, et du jour au lendemain, d'industriels, intellectuels, scientifiques et autres, porteurs de lumière dans leurs domaines respectifs, qui refusent ainsi de participer à la casse généralisée quitte à laisser le pays mourir, laissant de plus en plus seuls les derniers "résistants" déterminés à rester aux commandes de leurs entreprises (ferroviaires, métallurgiques) et à maintenir jusqu'au bout l'execution de leurs missions malgré les assauts des planificateurs.
Voilà pour l'intrigue qui reste haletante, cohérente dans ses rouages et effets, avec ces dialogues impitoyables (excellente gestion de la tension, des répétitions, de la radicalisation de la pensée jusqu'au point de non-retour). Ayn Rand reste rigoureusement fidèle à la règle formelle n°1 du pulp : à chaque phrase il doit se passer quelque chose. A quelques exceptions près, c'est tenu tout du long et ça marche. C'est très, très dynamique 90% du temps (les pourcentages restants : OMG).
Le rapport au sexe est absolument monstrueux : on est dans la possession brutale de la femme qui, pour en jouir, doit s'y abandonner. De tous les trucs pas
relatable une seule seconde dans ce texte pléthorique, et sans doute parmi les plus révélateurs de Rand en tant que personne (en plus de ses idées débiles et de son obstination quelque part admirable), la "romance" malsaine remporte la palme.
Le plaidoyer objectiviste, qui arrive en fin de course, horriblement littéral, n'est ni intéressant, ni intelligent, comme prévu. De ce point de vue, et contrairement à ce que j'écrivais dans ce topic il y a quelques moins,
Bioshock n'en est pas tant l'adaptation idéale mais, plus révélateur, et plus terrifiant quelque part, la suite.
Bref : "roman de gare à idées" comme disait bmntmp quelques pages plus tôt. Pour le meilleur comme pour le pire : en tant que roman
überpulp conscient de sa ligne directrice et de ses effets (souvent répétitifs, ça en devient amusant), ça marche. On n'est pas dans la lutte des gentils riches contre les méchants pauvres (la plupart des antagonistes sont riches, et les protagonistes ont des alliés chez pas mal d'ouvriers et travailleurs au sens large), mais dans la logique, poussée à l'extrême, de l'état-providence porté par la solidarité nationale et l'amour du prochain comme prétexte idéal à un racket organisé de la part de parasites organisés pour détourner les richesses générées par les travailleurs comme les grands patron pour leur propre profit.
Je découvre aujourd'hui que le roman n'a pas bénéficié de traduction complète et officielle en français avant 2017. C'est étonnant. La dégradation actuelle des services publics (hôpitaux, transports), la crise migratoire ou encore la manière dont les voitures electriques sont graduellement imposées alors qu'elles sont polluantes, hors de prix, pas pratiques, bref, tout ce qui est géré de manière aberrante, tous les discours contradictoires du moment ont de quoi susciter des parallèles à la lecture. Quoi qu'il en soit, bien que par moments kitsch et boursouflé, incohérent moralement (les anti-collectivistes qui désertent pour fonder leur propre société collectiviste : LOL), mais aussi vigoureux et haineux de manière jubilatoire,
Atlas Shrugged gagnerait, par son déroulé impitoyable d'une fin du monde
possible, mais aussi par sa représentation de la rebellion, à former plus souvent un triangle sur les vices du siècle avec
1984 et
Brave New World.
Ah et sinon, faut aussi aimer les trains.