Nouvelle publication du Bateau-usine de Kobayashi chez Allia
Un article de 2010 du monde
le monde a écrit:
Quatre-vingts ans après sa première édition, un roman "prolétarien" a connu au Japon, en 2008, un succès inattendu, suscité par une "relecture" faite en milieu scolaire (lire "Le Monde des livres" du 11 juillet 2008). A la surprise générale de la critique, ce roman, très marqué par l'époque où il fut écrit, apparaissait comme une traduction limpide et frappante des préoccupations des jeunes générations actuelles.
Certes, l'auteur, assassiné en 1933, à l'âge de 30 ans, dans des conditions mystérieuses (il fut probablement tabassé par la police qui l'avait arrêté pour ses activités subversives procommunistes), n'était pas un inconnu : son courage était souvent cité en exemple. Mais qui pouvait penser que le triomphe trompeur du libéralisme, avec les conséquences désastreuses que l'on sait pour la quasi-totalité de la population des pays jusque-là classés comme "avancés", allait à ce point faire resurgir les angoisses d'il y a un siècle ?
Takiji Kobayashi consacra les quelques années de sa jeunesse mutilée à observer les milieux paysan et ouvrier, à enquêter dans les champs, dans les usines et dans les ports d'Hokkaido et du nord de l'île principale d'Honshu, région dont il était originaire, pour dénoncer les conditions de travail inhumaines qui étaient imposées aux agriculteurs, aux employés d'usine, aux pêcheurs, pour augmenter la rentabilité des entreprises ou des propriétaires. S'inspirant d'un fait divers réel - la mutinerie d'un navire de pêche et de conserverie de crabes et le naufrage d'un bateau en détresse auquel, pour ne pas perdre de temps, le capitaine du "bateau-usine" refusa de porter secours -, il publiait en 1929, d'abord en revue sous forme légèrement censurée par la rédaction, puis en volume (sous le manteau, car le livre fut interdit jusqu'après la guerre), ce roman remarquable non seulement par son sujet, mais par sa forme, comme le souligne, dans son excellente postface, la traductrice, Evelyne Lesigne-Audoly. Curieusement, en dépit d'un objectif ouvertement politique qui aurait pu conduire à un style naturaliste et édifiant, l'auteur cherche dans l'avant-garde européenne des modèles (notamment chez Benjamin Fondane, nous dit-on). Bien sûr, c'est ce qui donne sa force au roman.
Il s'agit, en effet, pour le jeune écrivain de rédiger un roman politico-social, dont les personnages sont, pour la plupart, désignés par leur fonction ou leur âge, mais non par leur nom. Le grand romancier Naoya Shiga (1883-1971), auteur d'Errances dans la nuit (Gallimard, 2008), de vingt ans l'aîné de Kobayashi, remarqua tout de suite son talent, qui dépassait la simple prise de conscience politique. Car la reconstitution du travail dans cet enfer flottant et des rapports entre pêcheurs, ouvriers et personnel d'encadrement est d'une vérité glaçante. Très cru dans ses descriptions (notamment sur l'hygiène épouvantable, les frustrations, les abus sexuels entre hommes et la violence intolérable de la répression et des châtiments corporels allant jusqu'au meurtre), le romancier laisse sourdre chez le lecteur et chez ses personnages une colère qui aboutit à la mutinerie. Les rares moments d'humanité sont fournis par une famille russe qui vient au secours d'une chaloupe perdue et par quelques gestes d'entraide entre les pêcheurs martyrs.
Bien entendu, un lecteur occidental pensera à Joseph Conrad. Mais on n'est pas sur le fleuve Congo. On navigue au large du Kamtchatka. Les employeurs (et surtout un monstrueux intendant) mêlent sournoisement discours nationalistes, intimidations professionnelles et sévices corporels afin de forcer les marins, parmi lesquels se trouvent de nombreux ouvriers agricoles au chômage et des étudiants désargentés, à renoncer à toute dignité humaine pour enrichir les investisseurs qui ont réhabilité des rafiots vétustes commandés par des capitaines ivrognes.
Il ne fait aucun doute que ce Bateau-usine doit compter parmi les grandes oeuvres japonaises, à la fois littéraires et humanistes, à effet politique et social : au même titre que Les Feux (1951), de Shohei Ooka (1909-1988), et que Pluie noire (1966), de Masuji Ibusé (1898-1993). Mais, d'une certaine manière, le récit de Kobayashi est plus radical, par son mélange de violence et de sobriété, d'hyperréalisme et de refus de toute psychologie romanesque, de lyrisme poétique et de froideur intraitable.