Terre des oublis (Duong Thu Huong)
Alors qu'elle rentre d'une journée en forêt, Miên, une jeune mère heureuse et mariée du Hameau de la Montagne, situé en plein cœur du Viêtnam, se heurte à un attroupement : l'homme qu'elle avait épousé quatorze ans auparavant, dont la mort comme héros et martyr avait été annoncée depuis longtemps déjà, est revenu…Il y a dès la première page de ce bouquin une approche "sensorielle" qui se donne en spectacle avec évidence, et qui menace à chaque instant de virer à la note d’intention : moiteur de la jungle et des désirs, plaisir du repas et mauvaises haleines… Ce livre très "lubrifié" est un plaisir à suivre (ça se lit très facilement, très rapidement, ça glisse tout seul), mais n'est jamais loin de virer dans la vulgarité d’un style parfois un peu trop complaisant sur ce plan-là, comme si la personnalité du bouquin était à deux doigts de tomber dans une convention.
Duong Thu Huong ne s'y abîme jamais tout à fait pourtant, ne serait-ce que parce que le livre est tenu entier, façon colonne vertébrale, par l’intériorité de personnages qui, s’ils sont certes de chair, n’arrêtent jamais de penser, d’espérer, d’angoisser. Donner une forme particulière (les italiques) à leurs pensées, comme si celles-ci interféraient continuellement avec la réalité des choses, est un parti-pris pour le coup assez salvateur. Il y aussi une grande tendresse dans ce roman qui nous met cruellement dans une situation dérangeante où l’on souhaite la victoire de l’homme qui a tout, et l’abandon de celui qui n’a plus rien, tout en partageant totalement les angoisses de ce dernier.
Bref, c’est vraiment une bonne adresse, y a des passages magnifiques (les souvenirs de guerre, notamment, pour le coup abordés de manière vraiment inhabituelle), et un talent frappant à décrire le bonheur de ceux qui le vivent (alors que théoriquement, rien de plus plat à raconter, n’est-ce pas ?). Enthousiaste malgré mes réserves, donc, qui font que je ne suis pas sûr de retourner lire un autre de ses romans de si tôt.
Les Enfants Tanner (Robert Walser)
« Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l’air d’un adolescent entra chez un libraire et demanda qu’on voulu bien le présenter au patron. Ce que l’on fit. »Ce sont les premiers mots du bouquin, dont je ne vois comment je pourrais le résumer... Ce livre, je devrais a priori le détester : il est presque uniquement composé de logorrhées de personnages dissertant sur tout et n’importe quoi, changeant volontiers trois fois de sujet en cours de route, laissant leur pensée dégueuler en direct. J’ai habituellement beaucoup de mal, en littérature, avec ce genre de tirades de plusieurs pages, où je sens souvent le romancier laisser aller sa plume dans une sorte de transe facile, bombardant de mots selon l’inspiration, pour nous laisser au final sur les bras le fruit de sa diarrhée : démerde-toi avec ça, lecteur.
C’est exactement l’inverse qui se produit ici : on devient accro aux monologues, qui se boivent comme un nectar précieux.
Les Enfants Tanner suit les déambulations de Simon, un jeune homme qui se laisse porter par les évènements, acceptant ce que la vie lui propose, et s’émerveillant à chaque fois de la nouvelle situation qu’il découvre (ce qui rend d’ailleurs le livre souvent assez marrant, il y a un côté continuellement absurde dans ce perso girouette et bienheureux à tout épreuve). Un exemple, lorsqu’il loue une chambre minable dans une ruelle sordide, alors qu’il travaillait encore la veille dans une grande maison, et que sa logeuse s'adresse à lui :
Citation:
« Malheureusement la chambre n’a pas de soleil, elle donne sur la rue. »
« Cela me va très bien, répondit Simon, j’aime l’ombre. Je détesterais le soleil s’il entrait dans la chambre en cette période chaude de l’année. La chambre est très jolie, et n’est pas chère, je dois le dire. Elle est comme faite pour moi. Le lit parait bon. Il l’est, en effet. Très bien. Ne faisons pas durer l’examen plus longtemps. Voilà également une armoire qui peut contenir plus de vêtements que je n’en possède et je remarque pour mon étonnement et ma joie un fauteuil où l’on peut s’asseoir confortablement. Vraiment, une chambre où l’on trouve un fauteuil pareil est à mes yeux déjà luxueusement garnie. Et il y a même un tableau sur le mur : j’aime quand il n'y a qu’un seul tableau dans la chambre, on y fait d’autant mieux attention quand on le regarde. Je vois également un miroir pour me voir. La glace est bonne et reflète exactement le visage. Il y a beaucoup de glaces qui déforment les traits, celle-ci est parfaite. À cette table, je pourrai rédiger les annonces que j’enverrai à différentes maisons de commerce pour obtenir un emploi. J’espère que j’aurai de la chance. Je ne vois pas pourquoi je n’en aurais pas, alors que j’en ai eu si souvent déjà. Il faut que je vous dise que j’ai souvent changé de place. C’est une erreur dont j’espère me défaire. Vous souriez ! Mais c’est très sérieux. Avec cette chambre, vous me faites pour ainsi dire une faveur. Car c’est le genre de chambre où quelqu’un comme moi peut se sentir heureux. Je m’efforcerai toujours de m’acquitter promptement de ce que je vous devrai ».
« Je veux bien le croire », dit la femme.
« J’ai d’abord eu l’intention, poursuivit Simon, de partir à la montagne. Mais cette chambre où il y a de l’ombre est plus belle que les montagnes même les plus blanches. Je me sens un peu fatigué et je voudrais m’étendre une heure, puis-je faire ? »
« Mais bien sûr ! C’est maintenant votre chambre ! »
« Mais non, mais non ! »
Et là-dessus, il se coucha.
Et encore, ce passage est de loin le plus concret du livre : généralement, le monologue disserte dix fois plus longtemps, avec la même précision, sur n’importe quel état d’âme ou idée abstraite. À chaque fois, les éléments utiles au récit (déplacements, décisions, mesure du temps qui passe) sont volontiers ellipsés comme des commodités ennuyeuses, alors que l’intériorité de Simon est verbalisée en long et en large, épuisant jusqu'à la dernière goutte chaque idée qui a le malheur d'y élire domicile.
Le livre ressemble bizarrement à une espèce de grand voyage, de grande odyssée en Terre du milieu, alors que le perso doit pas évoluer dans un périmètre de plus de 50 km d’un bout à l’autre du roman. Mais cette sensibilité extrême au monde, aux gens, donne à n’importe quel micro-évènement (du style : "tiens, les gens marchent dans la rue en regardant leur pieds") l’allure d’un rebondissement fondamental. Ce sentiment de voyage est également formel, le monologue subissant une sorte de mutation non-stop : intérieur, parlé, écrit, discours raisonné ou délire d’alcoolique, explorant un sentiment, puis un endroit, puis un visage, puis un rêve, prêté un temps à la bouche d’un autre personnage, ou même pris en charge le temps d’un chapitre par le narrateur qui en conserve tous les traits stylistiques. Il y a dans leur enchaînement et transformations un côté « marabout-bout de ficelle », comme une même cocotte en papier qui en se dépliant continuellement dessine d’innombrables nouvelles formes.
Cette qualité est aussi finalement le seul reproche que je ferais au livre : ne pas réussir à toujours tenir cette (absence de) structure. Le dernier tiers (après le passage "domestique") se fait un peu trop fragmentaire à mon goût : on a du mal à préparer, même souterrainement, l’arrivée d'une fin. Et en effet, c’est difficile : en quoi peut rimer une fin, dans un roman où toutes les situations sont égales, où aucune évolution n’a lieu dans le comportement de son héros ? La dispersion continue dans différents endroits de la ville caractérisant la dernière partie (plus de lieu pour réellement tenir l’unité des chapitres, comme ce fut le cas auparavant pour le carré de campagne, ou le manoir) fait que le final (et la sensation de face à face essentiel qui devrait en résulter) arrive de manière un peu abrupte, anecdotique, pas assez parée d’importance, juste comme un fragment de plus.
Un avertissement, enfin : bien que j’aie trouvé le livre délicieux à lire, il est très difficile (pour moi, en tout cas). Je lis en pointillés depuis décembre, et pourtant il est court… C'est difficile de le lire autrement que par petite gorgées (ça épuise vite), et on peut se lasser du concept avant d’en voir la fin.