L'Œuvre au noir (Marguerite Yourcenar)
Livre lu en pointillés sur 6 mois avec de grosses pauses (parce que ce livre c'est pas la teuf, et aussi curieux que cela puisse paraître, il y a des choses plus efficaces pour s'éclaircir la vie que de lire du Yourcernar).
Je suis lecteur débutant, donc je ne sais pas à quel point je peux donner la mesure, mais c'est de très loin le roman le plus dense dans l'écriture que j'ai jamais lu. Ce qui est assez terrifiant dans les tous premiers passages et chapitres, où le lecteur doit jongler avec le poids des mots, en plus du poids ce qu'ils convoquent (références historiques, géopolitiques et théologiques en surnombre, noms nouveaux de personnages dans tous les sens). Mais on prend goût à cette rigueur extrême qui pèse et investit de sens la moindre phrase, la moindre expression, le moindre qualificatif. Au point que lorsque dans la dernière partie du roman, le style se fait soudain plus dilué et descriptif, on en est presque déçu (de toute façon, l'ensemble est clairement moins découpé en trois parties équitables qu'aspiré par son final, de plus en plus chiche en chapitres, de plus en plus claustrophobe, de moins en moins virtuose ; même la toute fin, arrivant comme par surprise, à travers trois dernières pages quasi-insoutenables, donnent l'impression de faucher tout le roman en route).
Le personnages de Zénon, aussi représentatif de son temps que fantasmé et admiré (c'est quand même une sorte de super-héros froid), est un passeur d'exception vers une époque qu'on découvre finalement moins par l'amas de référents historiques (on abandonne vite l'idée de les comprendre) que par une certaine ambiance dans les relations, dans les réactions des personnages, dans leur pensée interne ou dans leurs discussions (je pense notamment au très beau dialogue à égalité, entre le froid Zénon et le plus rustre Henri-Maximilien, sur la sexualité).
Il y a un chapitre vraiment beaucoup trop dense dans l'écriture (
L'abîme, uniquement centré sur les pensées du personnages, sans presque aucune action ni fait), d'autres un peu plus faibles (les derniers passages de la deuxième partie), et une difficulté générale à suivre la généalogie des personnages croisés. Mais globalement je trouve l'ampleur de l'ouvrage éblouissante, quand bien même il frustre beaucoup en s'alignant sur la vieillesse progressive de son personnage, et en nous privant de cette structure initiale savoureuse qui saute à chaque chapitre d'une contrée à l'autre, d'une année à l'autre, nous donnant l'impression qu'on va continuer sans fin à parcourir l'Europe de l'époque.
Voilà, j'irais bien lire les
Mémoires d'Hadrien, paraît-il encore meilleur. Mais il est clair que ma prochaine lecture va sembler bien légère, tant le style ici est rigoureux, réfléchi, toujours souteneur d'une idée et d'une pensée, à chaque mot.
EDIT : un extrait d'un dialogue assez représentatif du style du livre, où Zénon (médecin en avance sur son temps, humaniste mais aussi paradoxalement glacial) raconte comment il découvre que son jeune valet (dont il est amoureux) a contracté la peste.
Citation:
Dès le seuil, une fétidité m'avertit, et ces efforts de la bouche aspirant et revomissant l'eau que le gosier n'avale plus, et ce sang qu'éjaculent les poumons malades. Mais ce qu'on nomme âme subsistait, et les yeux de chien confiant qui ne doute point que son maître lui puisse venir en aide... Ce n'était certes pas la première fois que mes juleps s’avéraient inutiles, mais chaque mort n'avait guère été jusque-là qu'un pion perdu dans ma partie de médecin. Bien plus, à force de combattre Sa Majesté noire, il se forme d'elle à nous une sorte d'obscure complicité ; un capitaine finit ainsi par connaître et par admirer la tactique de l'ennemi. Il vient toujours un moment où nos malades s’aperçoivent que nous La connaissons trop bien pour ne pas nous résigner pour eux à l'inévitable ; tandis qu'ils supplient et se débattent encore, ils lisent dans nos yeux un verdict qu'ils n'y veulent pas voir. Il faut chérir quelqu'un pour s'apercevoir qu'il est scandaleux que la créature meure.