Pour en finir avec le Moyen Âge (Régine Pernoud)
Dur de trouver un bouquin qui permette une vue d'ensemble sur ce millénaire d'Histoire, vue d'ensemble que mes professeurs au collège ou au Lycée, même les meilleurs, n'ont jamais été capables de me donner. Ça fait partie de ces choses bizarres qui sont comme un trou géant dans notre culture commune : pourquoi est-ce que, à partir du Vè siècle, le monde semble régresser, puis stagner et arrêter sa course pour des centaines et des centaines d'années ? Pourquoi cette façon bizarre de représenter le monde, cet art bizarre, ce système social bizarre - pourquoi en gros, l'antiquité nous semble plus familière que le Moyen Âge alors qu'elle le précède ?
J'avais commencé à lire les bouquins de LeGoff, notamment son petit
La civilisation de l'Occident médiéval, passionnant mais tellement gorgé de faits, d'infos, d'érudition, de références, le tout dans un flot non-structuré, que j'en oubliais le contenu page après page.
Ce bouquin de Pernoud est une approche finalement assez idéale pour y voir plus clair. Il a une caractéristique qui est autant un défaut qu'une qualité : c'est un pamphlet. Un livre colérique qui s'énerve de la vision qu'on a construit du Moyen Âge depuis la renaissance, et qui veut rétablir la "vérité" sur cette période. C'est une qualité parce que ça rend le livre énergique, incisif, réactif (l'érudition et la rigueur extrême de l'auteure évitant tout débordement militant). Mais un défaut aussi parce que ça prend évidemment parti et, si les faits les plus noirs ne sont jamais niés, ceux-ci sont toujours vus sous l'angle positif - on se penchera ainsi d'avantage, dans un passage limite, sur ce qu'on a exagéré de l'inquisition (certes) que sur l'inquisition elle-même (pas excusée, mais du coup peu questionnée quant à ce qu'elle révèle de son époque). En gros, ce petit livre semble être condamné à n'être que la lancée, le contre-argumentaire, pour un ouvrage de synthèse neutre.
Il reste que les quelques clés fournies par Pernoud sont précieuses. La Renaissance en prend particulièrement pour son grade, et elle démontre de façon très convaincante que cette période n'a pas "redécouvert" l'Antiquité, mais qu'elle a substitué au rapport qu'avait entretenu avec elle le Moyen Âge (étude des ouvrage, inspiration, continuation...) un rapport d'imitation pur et simple, non réfléchi. Revenant souvent à travers des chapitres, l'importance du retour de la Renaissance au droit Romain (centralisateur, propriétaire, rigide) et le changement de mentalité qu'il provoque, est une des idées les plus convaincantes du livre.
Il y a comme ça des mises en lumière éclatantes : par exemple, la façon dont le serf et son seigneur substituent à l'esclavage une relation de contrat où l'homme n'est plus la chose de celui qui l'emploie - esclavage que la Renaissance ramènera. Ou le fonctionnement de la coutume en lieu et place de la loi. Ou encore le rôle plus sain d'un roi suzerain (et non souverain) dans un pays composé de seigneuries indépendantes. L'autonomie et le pouvoir des femmes sur toute la période... Beaucoup de choses associées au "dark moyen âge" (misère et famines, procès en sorcellerie) apparaissent en fait être assez tardives, plutôt contemporaines de la cour du roi Soleil et des Lumières.
Et puis des petites choses glanées ci et là, comme par exemple l'importance du bouleversement fondamental que fut l'arrivée de l'horloge mécanique au XIV siècle, et de la redéfinition totale que fut avec elle la façon de vivre le temps (qui devient rationnel, linéaire, qui mène aux cadences de travail...). C'est ce genre de petits détails géniaux, que j'adorais déjà chez LeGoff, qui permettent de comprendre la période dans toute son ampleur.
Attention, le côté "parti-pris" du livre est parfois énervant, et on sent beaucoup l'époque de son écriture : Pernoud semble traverser tête baissée les années 70 comme un foutoir idéologique dont elle ne veut pas jouer le jeu, du haut de la rigueur de sa soixantaine d'historienne résolument scientifique. L'approche est salutaire, mais ça mène à deux chapitres, les derniers (sur l'Histoire et son enseignement) assez ronflants. A noter aussi que le bouquin est court (et relativement cher pour sa taille, 8 €), et qu'il n'apprendra peut-être pas grand chose à ceux qui s'y connaissent déjà un peu : on peut juger que ça reste un peu en surface.
Pour le reste, c'est une introduction motivante à la période (parsemée de multiples petits renvois bibliographiques commentés qui donnent pas mal de pistes de lecture), qui débloque déjà pas mal de clés, et qui permet d'y voir plus clair.