Tristan et Iseut (Béroul)
J'ai pris le bouquin au hasard sur la seule renommée de son titre, sans savoir que l'histoire de Tristan et Iseut est un récit parcellaire et multiversions éclaté en milles morceaux. C'est du coup assez déstabilisant de découvrir ce récit (la version de Béroul) mutilé, pris en cours de route, parsemé de trous imprévus, puis coupé dans son élan. Ça donne limite l'impression de débarquer dans une cour au milieu de l'histoire du troubadour, de sortir plusieurs fois pisser et boire un verre, de rechoper l'histoire en cours, de partir avant la fin...
Je dis ça parce que ce qui est frappant, malgré la traduction qu'on devine drastique, c'est la forme très discontinue de cette histoire. Très "contée". Et pas que par les appels au public (qui reviennent souvent), mais parce que le récit varie bizarrement entre présent, annonce de ce qui va arriver, rappels en arrière... Si, dans un extrait pourtant très ramassé, je mets en gras tout les moments où on me déplace en tant que lecteur, dans la manière de me raconter cette histoire, ça donne ça :
Citation:
Gouvernal bondit de sa cachette ; il se souvient de tout le mal commis par cet homme. Avec son épée, il le taille en pièce et s'en va. Les veneurs qui l'ont parfait, poursuivent le cerf qui a été levé. Ils aperçurent le corps décapité de leur seigneur au pied d'un arbre. C'est à qui courra le plus vite pour s'enfuir ! Ils pensent que celui qui a fait le coup, c'est Tristan, contre qui le roi a proclamé le ban.
Toute la Cornouailles entend que l'un des trois qui a brouillé Tristan avec le roi a été décapité. Tous prennent peur et s'affolent ; ils évitent désormais la forêt. Depuis lors, ils ne s'y rendent plus guère pour chasser. Sitôt entré dans la forêt, fût-ce pour chasser, chacun redoute la rencontre de Tristan le preux dans la plaine mais plus encore dans la lande.
Tristan se reposait dans la loge de feuillage. Il faisait chaud et le sol était jonché de verdure. Il était endormi et ne savait pas que celui qui avait failli le faire mourir avait lui-même perdu la vie. Il sera heureux lorsqu'il l'apprendra. Gouvernal s'approche de la loge ; il tient la tête du cadavre dans sa main. Il l'attache par les cheveux au faîte fourchu de la loge. Tristan s'éveille et voit la tête. Il sursaute effrayé et se lève d'un bond. Son maître lui crie d'une voix forte :
"Ne bougez pas, vous pouvez être rassuré ! Je l'ai tué avec cette épée. Sachez que c'était votre ennemi !"
Tristan se réjouit de ce qu'il entend. L'homme qu'il craignait le plus est mort ! Tout le monde a peur dans les environs. La forêt suscite une telle terreur que nul n'ose y demeurer.
Il se passe un laps de temps très court entre le moment où Gouvernal tue l'homme, et le moment où il ramène sa tête à Tristan : quelques minutes. Et entre temps on nous a projeté dans le futur, réfléchissant sur les conséquence dans l'histoire, avant même que l'action en cours ne soit terminée... Cette série d'excroissances, c'est très déstabilisant - la lecture générale du texte est une expérience bizarre. Parfois ça évoque simplement une forme de maladresse de conteur, une forme orale qui trébuche dans la précipitation (répétitions des faits et des déclarations, glissements soudains de la narration, impatience). Parfois c'est aussi très vif, très rafraichissant, très libre finalement. On ne sent aucune temporalité peser sur le roman.
Ce qui est tout aussi surprenant, c'est l'idéologie (c'est pas le bon mot...), disons l'inspiration du roman. C'est finalement très éloigné de toute l'imagerie courtoise. Il y a un côté très pragmatique dans cette histoire de filtre d'amour qui s'arrête net, après trois ans, et que les amants vivent comme un fardeau, lucides dès qu'ils rentrent en phase gueule de bois. C'est peut-être une lecture anachronique, mais j'ai vraiment l'impression que Béroul parle de l'amour violent et aveugle des premières années, puis d'un quotidien morne qui s'installe (à l'arrêt de l'effet de la potion, Tristan pense à ses années perdues, à la carrière qu'il aurait pu embrasser à la cour, au gâchis), et enfin d'une incapacité à lâcher le souvenir ébloui des premières années (les amants revenants finalement toujours l'un vers l'autre, incapables d'obéir aux promesses faites, alors même qu'ils considèrent ne plus s'aimer).
Plus bêtement, c'est surtout le renversement moral qui surprend. Les trois méchants de l'histoire, conspués toutes les deux lignes, sont en fait les seuls à bien conseiller le roi, à lui montrer la vérité de l'adultère ! Par leurs ruses, Iseult et Tristan passent leur temps à tromper leur monde, à faire passer eux-mêmes avant tout le reste (le passage où il se mire en lépreux, pour extorquer de l'argent à tous, est assez surprenant). Le peuple là-dedans est une espèce de masse d'amour béate pour leur reine, élément de récit fixe et inconditionnel, quelques soient les évènements. Bref, c'est limite dérangeant par moments (ce récit qui exalte sans hésitation comme héros de l'histoire un couple qui parfois peut sembler en incarner le mauvais rôle), surtout qu'encore une fois dans une manie qui rappelle le conteur, Béroul s'acharne, un peu comme dans certains contes anciens jusqu'au boutiste, dans le traitement réservé aux méchants :
Citation:
Il se précipite vers lui à toute allure et l'autre est déjà en danger de mort. Il lui enfonce dans le corps son fer tranchant et l'acier transperce le corps de part en part. L'homme tombe mort ; aucun prêtre n'arriva ni ne put arriver à temps. Yseut qui est noble et simple en rit doucement sous sa guimpe.
Le détail complètement gratuit du prêtre quoi ! Jusqu'au bout, on laisse rien.
Ou plus simplement des piétinements rageux bagayant sur un paragraphe :
Citation:
Le nain accourut aussitôt. Maudit soit ce bossu ! (...) Ah ! écoutez la traitrise et la perfidie que ce nain Frocin suggère au roi. Maudits soient tous ces devins ! Que Dieu maudisse celui qui imagina une félonie comparable à celle de ce nain !
et autres appels à ce qu'ils crèvent dans d'atroces souffrances et bien fait pour eux, et que tout le monde sera bien heureux quand ils seront morts, etc.
Mais le plus étrange, finalement, c'est que malgré tout ça, les trois personnages centraux sont plutôt fins. Contrairement aux persos secondaires (les méchants, le maître loyal), ils n'obéissent à aucun archétype très clair. L'astuce très "crue" d'Iseut pour jurer que Tristan n'a pas pénétré ses cuisses (c'est dans le texte), la pitié récurrente de Marc (qui n'est pas qu'un perso faible), la froideur rusée limite désagréable de Tristan... Tout ça n'est pas si simple.
Le récit est court, se lit assez vite, donc hésitez pas - surtout que les dossiers annexes du Livre de poche, pas trop longs et passionnants, sont très enrichissants (à pas lire avant le texte lui-même, cependant, y compris la préface). Mais en fait je me dis que la version de Thomas d'Angleterre est sans doute plus prometteuse (or elle est pas beaucoup plus jeune ; j'ai l'impression que Béroul est seulement mis en avant parce que c'est la première trace écrite). Thomas s'intéresse si j'ai bien compris au final : dans l'Histoire de Tristan et Iseut, l'ouverture et le final sont quand même je trouve le plus beau, et le passage central (ce que raconte justement le manuscrit de Béroul) est une structure en boucle (les éternels retours), centrée autour d'une errance en forêt (on sait d'où JK Rowling a tiré son 7è tome...) qui déroule des évènements de façon très pragmatique, très prosaïque. La version de Thomas d'Angleterre est semble-t-il beaucoup plus liée à l'imagerie courtoise. Y aura peut-être pas l'étrangeté du ton indéfinissable de celui-ci, mais ça allèche d'avantage.