La Horde du Contrevent (Alain Damasio)
Sur vos conseils, je me suis donc jeté dans ce gros pavé qui, après 20 premières pages qui tiennent de l'équilibrisme (ne perdez pas le marque-page...), devient un livre hyper-prenant, passionnant, addictif.
Le plus étonnant c'est qu'il y a finalement beaucoup de défauts qu'on pourrait reprocher à Damasio. Objectivement, ça fuit de partout. Il y a déjà une certaine "naïveté", comme un versant ado de la SF, par l'utilisation de beaucoup de choses qui sonnent parfois un peu gadget, poudre aux yeux : la numérotation inversée, les jeux de sigles finalement pas si profondément articulés à l'écriture (même si y a de jolies rencontres, notamment les morts), les sauts de points de vue inutiles une fois sur deux, le style fou et trop fier, la philosophie parfois ras-du-plancher (le passage où Sov lit deux aphorismes hyper bateaux dans la tour, qui ont -je cite- "une telle puissance", j'étais limite embarrassé)...
Tout cela tient cependant parce que le système général est bien plus puissant que les parties qui le composent : je veux dire que c'est l'articulation de tous les éléments qui créent l'épique, et pas les éléments eux-mêmes. C'est l'ambition énorme qui sauve le livre, et le rend formidable. On pourrait prendre l'exemple des personnages : en soi ils sont un peu fabriqués, caricaturaux (ce sont beaucoup de personnalités clichés : le buté violent, l'experte charismatique, les frères blagueurs...), mais le livre passe son temps à nous les décrire par le regard d'un autre, souvent transi, admiratif, attaché. On tombe moins amoureux de ces personnages que de leurs façon d'être ensemble, que de la horde en elle-même (Caracole lui-même me laisse de marbre, par exemple, mais devient désarmant via l'amitié que lui porte Sov, et le regard que ce dernier porte sur lui). On guette ainsi chaque dialogue, chaque interaction, chaque confrontation, ça se recueille comme du nectar.
Je me souviens précisément de mon passage préféré, une explosion d'émotion : une discussion banale perdue dans un coin de chapitre, au soir, entre quelques hordiers plus âgés déjà dans leurs couchages, après une journée épuisante jusqu'au os, des personnages si différents (le troubadour fou, la scientifique des vents...) qui néanmoins se parlent, qui discutent d'un sujet un peu grave allongés près du feu, en s'inquiétant de parler trop fort, ne voulant pas faire peur aux jeunes qui dorment plus loin. C'est rien, c'est un détail, et c'est orgasmique. Tout ce qui touche la vie au jour le jour de cette horde, leur cohésion, leur amour commun, les moments où ils luttent comme les moments où ils soufflent, est du pain béni.
Du coup je trouve le livre trop court. J'adore le sens des ellipses de Damasio : parfois, à force de nous faire craindre un évènement à venir, il n'a soudain plus besoin de nous le décrire une fois qu'il advient - et d'un coup on saute six mois, on nous apprend après quelques paragraphes que certains sont morts depuis... Cette façon d'envoyer une partie des évènements fondamentaux "hors-champ" rythme le roman de manière très efficace, très particulière, ça tient en haleine. Mais il y a une couille dans la gestion générale, dans le sens où à part le tout début, le final, et le long passage aquatique, on ne suit finalement la Horde que lors de ses pauses et arrêts. J'aurais aimé plus de contrage, plus de mouvement, et moins l'impression d'une suite de villes-étapes alignées.
Je trouve également que le roman se prend vraiment les pieds dans le tapis vers la fin. Pas la toute fin (quoiqu'on pense de son originalité, il y avait vraiment mille moyens d'y arriver de manière puissante, élégante, émouvante), mais vraiment les deux derniers chapitres qui se délitent en digressions mystico-philosophiques épuisantes.
Jusqu'à ce point, ça tenait. Car au-delà d'un univers décrit en toute économie (et tant mieux, vraiment : pas de complaisance dans la fabrication de ce monde, c'est très suggestif), Damasio a un point fort, qui atténue très efficacement la variété un peu bordélique des idées : le fait de tout relier au vent. C'est la cohérence du livre, une sorte de fil rouge scientifique qui happe et justifie jusqu'aux inventions les plus absurdes. C'est aussi un moyen de ramener les éléments de magie et la foi à une justification rationnelle, tout en douceur. Je trouve ça très bien géré, à quelques décalages près, mais sur la fin la mécanique se grippe : Damasio dégueule d'un coup beaucoup trop sans savoir le gérer, sans savoir lubrifier et faire accepter la venue de toutes ces idées dans son univers. On dirait qu'il invente au fur et à mesure, qu'il décide selon son bon loisir, et non que les choses découlent logiquement de l'univers créé (franchement parfois, dans les dernières pages, je me croyais chez Werber). Je pense notamment
Au final, on peut dire que le vrai échec du bouquin concerne
Disons, pour être plus concret, que j'aurais aimé que les "révélations" du bouquins arrivent de manière aussi douce et progressive, aussi fertiles pour la suite, mais surtout aussi évidentes, que
Bref, je ressors d'une lecture étourdie, j'ai vraiment adoré (j'ai pas lâché le livre de la semaine), marqué par des passages magnifiques (le doux-amer terrible du passage à Camp Boban...) et un festin de personnages, ou du moins d’interactions entre personnages. Mais malgré sa prétention légitime à se poser comme LE grand livre fantastique français contemporain, je trouve Damasio rattrapé par l'aspect le plus immature de son écriture dans les cents dernières pages, qui me laissent un certain goût d'inachevé.
Ah oui, et aussi : l’adaptation sera forcément un massacre.