L’Été meurtrier (Sébastien Japrisot)
Wooouf. C'est du lourd.
Je connaissais en fait pas du tout le film : ni de photo, ni de pitch, ni même qu'Adjani jouait dedans : juste le titre. J'ai choppé le bouquin au hasard parce que je savais que le Jeunet était tiré de Japrisot, et que ça augurait une intrigue à tiroirs virtuose.
Le bouquin est un pied énorme, qui a vraiment une qualité géniale : celle de ne pas faire "sentir" l'énigme policière. Pas avant les trente dernières pages en tout cas. Jusque là, tout ce qui pourrait relever de cette intrigue est tellement intimement lié aux personnages, à leurs sentiments, à leur intériorité, à des scènes quotidiennes et touchantes qui n'ont pas directement à voir avec la question... qu'on suit en fait une enquête policière presque sans s'en rendre compte. Ça c'est vraiment très fort, ça évite au récit d'être sec, d'être une pure énigme, c'est toujours émouvant.
Ensuite, il y a la multiplicité des points de vue (un à chacune des six parties), et je suis aussi enthousiaste que déçu. La bonne surprise, c'est que ça sort des schémas habituels : ce n'est pas un même évènement vu par plusieurs yeux, et les nouveaux témoignages ne viennent finalement qu'assez rarement retourner un évènement (façon : vous pensiez qu'il s'est passé ça, en fait c'est tout autre chose). Japrisot parvient au contraire, à la première personne, à raconter cette histoire à peu près dans l'ordre, en sautant d'un personnage à l'autre : en nous faisant ainsi passer d'un rythme à l'autre, d'une façon de voir le monde à l'autre, explorant largement le spectre de sa gamme émotionnelle tout en suivant un même fil narratif. Et c'est vraiment kiffant.
Il y a toutes les traces de ce qui pourrait rendre le procédé insupportable (les tics de langage propres à chacun jusqu'à l'imitation du mal-parlé, les surnoms donnés à tout le monde, le lien fait entre le narrateur et le lecteur), mais bizarrement ce n'est jamais lourd. Le bouquin parvient vraiment à bien nous faire partager l'univers intérieur de chacun. Là où je suis un poil déçu, c'est par le fait que le procédé ne soit pas mené à bout. Après trois chapitres (et une parenthèse, "l'acte d'accusation", qui est moins un autre point de vue utile qu'un flash-back informatif), on revient vers les personnages précédemment abandonnés. Vu le récit, on voit mal comment il pourrait en être autrement, mais j'aurais adoré continuer à suivre l'intrigue via la tête d'autres personnages, voir par d'autres yeux et d'autres ressentis. Il y a ainsi des protagonistes mystérieux qui restent lointains, et quelque part d'autant plus "désirables" humainement : Mickey par exemple, le deuxième frère, personnage seulement effleuré mais en or massif, si bien décrit et cerné, si lumineux.
Le récit à la première personne permet de toute façon de très belles choses en soi, et notamment une structure en digressions constantes, qui sont comme autant de mini-poches de récit alternes qui n'ont aucun devenir. Ce sont juste des petits morceaux humains. On plonge ainsi dans le plaisir à faire partie de cette fratrie, de ce village, de cet âge, de cette saison, de ce décor. Un exemple, qui n'a rien à voir avec l'intrigue, dès le début, à la sortie du cinéma un soir d'été :
Citation:
En général, il y avait Bou-Bou avec nous et on ramassait un tas de jeunes sur la route, qui montaient à l'arrière avec les vélomoteurs et tout le bazar.
Une fois on s'est compté, il y avait presque tout le monde, de la ville au col. Onze kilomètres. Je les ai lâchés, un par un, dans la lumière des phares, devant des chemins de terre obscurs, des maisons endormies. Quand ils laissaient une bonne amie qui allait plus haut, il fallait presser le mouvement, ils n'en finissaient plus de se quitter. Mickey me disait : "Laisse faire". Arrivé au village, c'était le dortoir. Je n'ai pas réveillé Mickey, ni Bou-Bou, je suis allé à l'arrière avec la lampe électrique. ils étaient assis sur une seule ligne, le dos contre la ridelle, bien sages, la tête de chacun ou de chacune appuyée sur l'épaule de son voisin, ça m'a fait pensé à la guerre, je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de la lampe torche, j'ai dû voir ça dans un film, et en même temps je me sentais heureux. Ils avaient tellement l'air de ce qu'ils étaient, des gosses en plein sommeil, j'ai éteins, je ne les ai pas réveillé non plus.
Et le livre n'est qu'une succession de moments de ce genre, en conglomérat sans queue ni tête, qui à force finissent par faire intrigue d'eux-même, avec une élégance totale. On s'y attache, ça crée une certaine dépendance, et Japrisot le sait : tout comme l'insouciance des jeunes va devoir s'éteindre, cette structure libre ne dure pas. En effet, lors du dernier tiers du livre, sur un même personnage, l'écriture se fixe : chaque élément commence à avoir son utilité, la chronologie stricte reprend peu à peu ses droits. Le récit, déjà très dense, devient alors proprement étouffant. On suffoque, on semble pris dans la canicule, dans cette trajectoire désormais terriblement linéaire et ce point de vue unique qui ne nous laisse plus d'air. L'addiction de l'intrigue (qui n'est pas tant lié à une énigme qu'à un "qu'est-ce qu'il va se passer à présent") vient rajouter à l'oppression, et plusieurs fois il a fallu faire des pauses à la lecture.
S'il ne fallait peut-être reprocher qu'une chose à cette dernière partie, c'est peut-être d'être le moment où ressort un peu trop sèchement le côté policier, le seul moment où l'enquête devient parfois sa propre fin. Pour le reste, je ne sais pas si Japrisot est considéré comme de la grande littérature. Il y a sans doute trop d'élans grotesques, des trucs inutilement forcés,
mais globalement j'ai trouvé ça absolument génial.
Et j'ai pas, mais alors PAS DU TOUT envie de voir le film. Voir un Becker poser ses grosses pattes là-dessus avec Adjani et Souchon... Brrrr.