Dans l'abîme du temps de H.P. LovecraftRecueil de 4 nouvelles :
Dans l'abîme du temps (The Shadow Out of Time, 1935),
La Maison de la sorcière (The Dreams in the Witch-House, 1932),
L'Appel de Cthulhu (The Call of Cthulhu, 1926),
Les Montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness, 1931)
Quelques spoilersOn m'avait vendu Lovecraft sur un principe que je trouvais passionnant, selon lequel la véritable horreur était indescriptible : que le face à face avec elle menait le personnage à la folie, et que l’œuvre était une sorte de grand frôlement terrifié avec le cauchemar.
Je ressors un peu mitigé de ces premières lectures, et un peu déçu face à ces promesses.
Déjà parce que la fascination pour l’innommable, pour le vertige de ce qui est inconcevable (notamment tout ce qui remet l'humanité dans un contexte cosmique et temporel qui la dépasse), y est traduit d'une manière obsessionnelle et assez souvent usante. Certes, Lovecraft nous transmet sa phobie, mais c'est en dégueulant 56 qualificatifs par paragraphe, qui viennent un peu artificiellement nous rappeler à l'ordre : "attention, souvenez-vous, c'est traumatisant" (ce qui est d'autant plus artificiel quand ça vient rééquilibrer maladroitement des passages où, très clairement, il prend son pied à imaginer ce qu'il décrit). C'est d'autant plus con que le tranchant de son écriture pourrait tout à fait y parvenir seul. Au lieu de quoi on se retrouve empêtré dans une mer d'adjectifs ressassés : innommable, détestable, anormal, hideux, maudit, sinistre, monstrueux, terrifiant, primitif, immémoriaux, insondable, diabolique, immonde, funeste... C'est un festival.
Un ami me dit que la traduction est en cause : pas qu'elle soit mauvaise, mais le texte original aurait une valeur poétique (harmonique), notamment rehaussée par l'utilisation d'un anglais ancien et savant. J'ai en tout cas du mal à le ressentir ici : l'écriture est élégante, mais un peu obèse dans ses effets. Lovecraft a de toute façon visiblement conscience de ce fonctionnement, car la fin de
Dans l'abîme du temps mène ce procédé à incandescence, multipliant les habituelles associations gavées d'adjectifs (des expressions comme
"l'horreur antique", par exemple) jusqu'à en faire un tourbillon de quelques paragraphes ne faisant plus que les aligner, visions sans narration et sans aucun sens, dont l'horizon devient plutôt poétique, effectivement (
"des fosses et des vides peuplés d'horreurs flottantes, menant à des sommets abrupts et des océans sans soleil").
Le deuxième aspect qui me refroidit un peu est l'espèce de double-mouvement qui régit les nouvelles, et notamment
Dans l'abîme du temps. D'une, on flirte effectivement avec le fantastique, et cela fonctionne très bien. L'écriture et le récit jouent sur le fait de nous faire à peine entrevoir ce que l'on croit comprendre, et tout semble se construire en fonction de cette idée. Puis, deuxième mouvement, comme s'il ne pouvait pas s'en empêcher, Lovecraft se met à nous décrire le monde qu'on avait fait que frôler. Et ce n'est pas de la description allusive : non, comme on se jette sur un gros repas faute de ne plus pouvoir se retenir, Lovecraft aborde la chose façon festin, dans une description détaillée et maniaque de chaque petit aspect de la civilisation qu'il a recréé (c'est particulièrement parlant dans
Les montagnes hallucinées, où à partir de l'excuse de quelques fresques que les personnages observent, Lovecraft fait découler en détail toutes les caractéristiques multi-détaillées de l'Histoire de son alien, revenant régulièrement et maladroitement au mur pour refaire le lien avec la matière dont on est censé déduire tout ça). Généralement, il s'en "sort" en cachant un deuxième mystère, un deuxième monstre plus monstrueux derrière le premier, mais ça ne répare par les problèmes.
Ces deux mouvements contraires (allusion / explicitation), l'un tuant l'autre dans l’œuf, me font la sensation d'un grand gâchis. Certes, les passages descriptifs peuvent être jouissifs, car ils sont très complets et aboutis, mais ils ne sont pas dénués eux aussi de réflexes tête à claque. Le côté "petit geek" d'abord, celui qui pousse Lovecraft à placer partout ses lectures et ses références de manière grossière. Quand, en quatre nouvelles, on lit pour la 26è fois un truc comme :
"cela lui rappelait de ce qu'il avait lu dans le Necronomicon", tu as envie de lui répondre "Naaaaan, tu crooiiiis ??". Cela va de pair avec un mépris affirmé des "esprits simples" (et un racisme, aussi), pour le coup plutôt bénéfiques à la lecture, car cette obsession-là n'est pas consciente, et ressort de manière beaucoup plus cash, imprévue, violente.
Il y a ensuite un problème narratif, qui vient du choix de rester collé à la compréhension de personnages qui ne veulent pas croire au fantastique, quand dès sa deuxième page la nouvelle nous a convaincu qu'il était non négociable. Ce refus insistant de l'inexplicable, qu'on devrait théoriquement partager, est donc complètement inefficace. Quand la confirmation du fantastique en vient à être le climax et la "révélation" (
Dans l'abîme du temps), ça devient même franchement nul. Deux nouvelles (
La maison de la sorcière,
Les montagnes hallucinées), en mettant leur véritable enjeu ailleurs que dans l'acceptation du fantastique, et surtout en accompagnant le cheminement de compréhension de personnages pas entièrement fermés à l'idée, s'en sortent déjà beaucoup mieux.
Ces deux nouvelles (
La maison de la sorcière,
Les montagnes hallucinées) sont selon moi d'assez loin les meilleures de l'ouvrage. Je suis surpris de voir la première méprisée par les spécialiste : elle est d'un minimalisme bienvenu dans ses effets (un coin d'angle de mur, la tâche de sang sur le drap), elle n'utilise le cosmique et l'explication matérialiste que de manière allusive (ce qui rend ce matérialisme beaucoup beaucoup plus efficace, paradoxalement), et elle repose en partie sur un autre folklore que celui, obsessionnel, inventé par l'auteur. Peut-être est-ce l'utilisation de figures faciles (la vieille femme, le petit monstre) qui a gêné, mais j'ai trouvé ça beaucoup plus équilibré que le reste.
Bien qu'il subisse le fameux double mouvement,
Les montagnes hallucinées a une gueule d'achèvement assez incontestable, par une unité de style et de ton : à la terre blanche et pure répond une horreur "neutre", qui ne dissocie jamais la terreur d'un émerveillement enfin assumé. Le tout se déroule dans une sorte d'apaisement étrange, cristallin et la nouvelle semble presque se finir en paix, dans le jour de l'Antarctique. Les effets horrifiques (le camp dévasté, les manchots albinos) sont inspirés et économisés, et l'importance inattendue accordée à l'architecture dans la découverte de ce monde donne un style plus opaque, plus froidement scientifique, et plus singulier à l'ensemble.
De manière générale, je trouve que Lovecraft réussit parfaitement ses évocations : le rite autour du feu observé de loin dans
L'Appel de Cthulhu, le corps emprunté qui agit de manière différente au début de
Dans l'abîme du temps ... Quand il décrit un réel frappé d'une anomalie, qui mêle son style à une imagerie qui n'est pas celle qu'il a façonné de toute pièce, il est très talentueux.
Des indications sur ce que je pourrais lire d'autre de lui ?