Art Core a écrit:
le fond de l'intrigue qui n'est qu'un prétexte ne fonctionne pas totalement (cette histoire de "cover the gap" m'est passé totalement au-dessus de la tête)
Mickey Willis a écrit:
cette fois je n'ai rien compris ou en tout cas rien ne m'a intéressé dans cette histoire de "cover de gap"
Le "gap", c'est l'écart entre l'argent investi par les associés de Korda et le coût réel du projet. Le groupe de bureaucrates qu'on voit au début (celui qui fait espionner Korda par le personnage de Michael Cera) a fait artificiellement grimper le prix des rivets pour l'empêcher de mener à bien son projet en le rendant trop coûteux, ce qui oblige Korda à rencontrer chacun de ses associés pour leur demander une rallonge.
Je trouve pas que cet arrière-plan politico-financier soit un prétexte, un simple McGuffin, parce que le trajet des personnages, c’est de finir par différencier relations d’affaires et relations familiales. Tout le long du film elles se superposent et se confondent : la fille de Korda est prise "en période d’essai", sans qu’on sache si elle est à l’essai comme son assistante ou comme sa fille ; Nubar, le principal rival en affaires, est un demi-frère de Korda… Dans le tout dernier plan seulement, on voit Korda payer sa fille, qui lui rend la monnaie au centime près – et après enfin, ils peuvent entamer une partie de cartes, c’est-à-dire entrer dans une relation désintéressée, sans calcul, pour le simple plaisir du jeu et du temps perdu ensemble.
Il s’agit bien de "régler ses comptes" avec le père, comme toujours chez Anderson, mais il faut comprendre l’expression dans son sens littéral aussi. La famille y est souvent pensée comme une société commerciale : le père est lié à ses enfants par des contrats, des testaments, qui font d’eux des employés, des associés, ou des précaires sans contrat bien clair, et cet entrelacs d’accords instaure des rapports de concurrence et de soumission semblables à ceux qui existent dans le reste de la société. La limite entre la famille et le reste de la société est plutôt floue d’ailleurs : les liens biologiques n’ont pas grand sens dans cet univers où tout se négocie, y compris la filiation : la famille est toujours constituée d’enfants biologiques plus ou moins déshérités, d’enfants naturels reconnus ou pas, d’enfants adoptés par lot de 9, de demi-frères et sœurs nés de différents mariages ou d’infidélités… Ce qui fait que la figure paternelle se confond plus souvent avec celle du patron ou du chef de bande qu’avec celle du père biologique.
Pas mal de ses films se déroulent à la frontière : île déserte ("Moonrise Kingdom"), territoires envahis, colonisés ("The Grand Budapest Hotel", "Mr Fox", "The Phoenician scheme"), désert à la frontière de la Terre et d’une zone militaire ("Asteroid City"), eaux internationales ("La vie aquatique"). Ce sont souvent des lieux à la souveraineté disputée, on ne sait pas trop qui y fait la loi. La question du territoire et des droits qui y sont attachés est au centre d’un dialogue du film : Korda affirme qu’il n’a pas de passeport parce qu’il n’a "
pas besoin de ses droits de l’homme", il n'est le citoyen d'aucun pays, il n'est pas un citoyen du tout. Qu’est-ce qu’il veut dire ? On peut y entendre l’arrogance du
tycoon à la Orson Welles (références à Kane et Arkadin évidentes ici), qui veut faire ce qu’il veut sans s’embarrasser d’aucun droit (Korda construit un barrage géant en comptant sur une main d’œuvre d’esclaves, comme un pharaon). On peut aussi y entendre le scepticisme du contrebandier qui navigue entre hommes de loi et gangsters et ne se fait guère d’illusions sur la prétendue civilité des premiers. Sur ce point, "The Phoenician scheme" ressemble pas mal au Scorsese de "Killers of the moon", où, quand on veut buter quelqu’un, on l’envoie d’abord signer un contrat chez un notaire ou un avocat. Le droit n’est pas ce qui régule et pacifie les rapports humains : c’est une arme aux mains des plus forts, et dans le far west des montages financiers, Korda n'a pas l'air d'être le plus riche ni le plus puissant ; il a l'air d'un simple entremetteur entre politiciens et businessmen, tous plus ou moins mafieux. Le fait est qu'à la fin, il est battu par plus fort que lui, comme souvent chez Anderson. Ses figures paternelles sont souvent des espèces de bandits, des parasites, qui veulent se tenir à la frontière du monde domestiqué et du monde sauvage. Dehors, c’est le monde sauvage : c’est le domaine du non-droit où règnent le loup ("Mr Fox"), le requin jaguar ("Le monde aquatique"), on ne peut que l’admirer de loin, dans sa beauté et son mystère. Dedans, c’est le monde domestiqué : celui du droit et des affaires, entièrement quadrillé par des relations d’argent et de pouvoir. Il s’agit pour eux (les pères ou ceux qui passent pour tels) de se tenir à la lisière de ces deux mondes, de piller les richesses du monde domestiqué tout en conservant la liberté du monde sauvage. Avancer en zigzag à la frontière du quadrillage, moitié Monsieur, moitié Renard.
Durant tout le film, Korda négocie sur deux plans : d’un côté ce qui est écrit, ce qui est consigné dans le contrat, et de l’autre ce qui n’est pas codifiable, et qui se joue sur un coup de dés ou un coup de folie (une partie de basket, les sentiments de la cousine Hilda, une balle que Korda prend à la place d’un associé…). C’est de ces transactions pour le moins romanesques que surgit à la fin le barrage géant dont il dévoile la maquette : monument pharaonique de l’ère du capital et des empires et grotesque pyramide à sa propre gloire (comme le Xanadu de Kane). En apparence, ce barrage est un exemple de rationalité économique, de domestication de la nature ; et en même temps, c’est le hiéroglyphe où peut se déchiffrer le destin romanesque de Korda.
C’est devenu une habitude d’associer la mise en scène réglée au cordeau d’Anderson à l’idée de "maison de poupée", au plaisir de la miniaturisation, quelque chose d’enfantin, etc. Mais on s’étonne ensuite que cet univers enfantin soit traversé par tant de moments violents et cruels. Cette comparaison est trompeuse, je trouve : il vaudrait mieux associer ses films à un autre imaginaire : celui du cadastre, des organigrammes, des plans et des cartes géographiques… Ces représentations schématiques ont quelque chose de géométrique, de rationnel, d’ordonné. Mais quand on en déplie l'histoire, comme ici, on mesure ce qu'elles recouvrent de brutalité, de folie.
Film Freak a écrit:
une excellente composition musicale de Desplat (dont je n'aime généralement pas le travail)
Je n'ai pas toujours écouté attentivement la bande-son, mais la plupart du temps, c'est du Stravinsky qu'on entend : le générique est tiré de "Apollon musagète" et le leitmotiv qui court tout le long du film, c'est un passage de "L'oiseau de feu".