PAPRIKA OU L'OSTENTATION DU VIDE...
Quelques distinctions essentielles, pour commencer, afin de cerner le cinéma de Satoshi Kon dans le foisonnement de l’animation japonaise actuelle. L’imaginaire du réalisateur de Paprika, s’il entretient quelques points communs avec celui du mètre étalon Miyazaki (têtes de poupées frémissantes, titans moribonds, élasticité létale…), s’en distingue clairement par les images qu’il convoque. A l’intellectualisme hiératique et pessimiste de Mamoru Oshii, Paprika préfère une légèreté de ton louchant du côté d’une pop bariolée et d’un kitch revendiqué. La science-fiction du film de Kon n’emprunte pas les sentiers du cyberpunk ou du steampunk déblayés par Katsuhiro Ôtomo mais se contente d’une anticipation au sens strict, sous la forme d’une projection dans un futur contigu, émaillé de référents évidents à notre présent (pour les spectateurs japonais, tout du moins). L’intrigue du film s’installe dans un familier immédiatement identifiable, dans l’intention évidente de le parasiter, comme la DC Mini court-circuite les synapses et reconfigure les impressions sensibles à l’image de ces éructions spirituelles qui fondent les rêves.
Dans Paprika, la réalité est inconstante ; comme toute bonne théorie scientifique qui se respecte, elle appelle la réfutation. Le réel n’est plus qu’une incartade dans le continuum du rêve, une parenthèse, un passage obligé. Le revêtement fantastique du film prend la forme d’une excroissance du familier ; l’angoisse qu’il suscite tire son origine d’une légère variation de ton, de degré, d’un dénivellement sonore ou visuel. A ce titre, l’utilisation de la 3D est l’une des plus stimulante qu’on ait vu depuis Innocence - Ghost in the Shell 2 ; elle n’est pas purement fonctionnelle mais témoigne d’une réflexion sur le régime des images. La 3D est toujours, dans Paprika, la marque de l’entrée dans l’univers onirique ; interstitielle ou proéminente, sous la forme grouillante d’une nuée de papillons ou d’une torsion dans la surface du sensible, elle contracte le tissu du réel et menace sans cesse d’engloutir les personnages.
Dans le monde décrit par Kon, l’image a acquis son autonomie, les référants se sont émancipés des référés. Ainsi, Chiba Atsuko lutte pour reprendre le contrôle de son envahissant avatar, Paprika, héroïne sémillante et insaisissable, sans consistance, superficielle au sens strict. Comme l’Alice de la publicité, Paprika saute de reflets en reflets, s’enfuit en se fondant dans une affiche pour une compétition équestre. Son statut bidimensionnel lui permet de contrôler l’espace de cet univers de pure surface où les écrans communiquent les uns avec les autres ; on comprend pourquoi, dès lors, l’incursion de la 3D représente pour elle un danger, un remise en question de son pouvoir.
Les personnages de Paprika sont constamment menacés de s’abîmer dans leurs lubies, toujours au bord de la dépersonnalisation. Ils doivent reprendre le contrôle de leurs créations qui, méthodiquement, se détraquent, constamment leurs échappent. L’autopsie de l’otaku amorcée dans Perfect Blue se poursuit à travers le regard tendre que Satoshi Kon porte sur le personnage de l’inventeur génial mais irresponsable. Son projet naïf – partager ses rêves – se transforme en un cauchemar où les espaces n’interagissent plus mais se contaminent mutuellement, entrent en concurrence. La communication portée à son plus haut degré devient une communication négative. Ce cauchemar, c’est celui du Web où l’échange absolu et l’accessibilité immédiate à toutes les informations finissent par étouffer la communication, noyer l’information. Le propos du film lui-même, accablé sous la débauche visuelle et narrative, finit par devenir accessoire. Juste une donnée parmi tant d’autres, dans le cortège des informations.
Le monde de Paprika, c’est l’Enfer de l’hypertextualité. Les citations abondent ; la culture de masse y côtoie la référence mythologique (Œdipe) dans un aplanissement égalitariste très en phase avec son époque. Les vers nonsensiques que débitent d’éminents professeurs parasités par la DC Mini semblent résulter du dérèglement d’une encyclopédie informatique, fruits d’un croisement entre Lewis Carroll et les Nouveaux commerçants.
Dans le traitement qu’il réserve aux séquences oniriques, Kon ne cherche pas à recréer des univers autonomes et inédits mais puise directement dans des topoï, oniriques ou cinématographiques. Les personnages et les situations sont « typés », les péripéties accusent le genre auxquelles elles se réfèrent (Paprika, rembobinant le rêve du commissaire, rattache chaque séquence à un genre précis). La référence a vocation de raccourci ; elle doit fonctionner immédiatement, s’imposer par « reconnaissance ».
Faut-il voir l’originalité du cinéma de Kon dans cette capacité à conjuguer son caractère multiréférentiel avec un autotélisme ostensible ? A la fin du film, le héros longe un cinéma qui projette le Tokyo Godfathers, du même Satoshi Kon. L’autocitation dépasse le clin d’œil gratuit ; révélatrice, elle laisse entrevoir le caractère circonscrit de cet univers. Paprika semble être un film fait uniquement à base de préexistants : ses personnages ont l’air d’avoir été découpés dans des affiches de cinéma, ses poupées sont autant de décalques inoffensifs des automates mélancoliques et meurtriers d’Oshii. L’imaginaire, appauvri, n’est plus que le conglomérat des imaginaires. A défaut d’avoir une singularité qui lui serait propre, le film de Satoshi Kon a décidé de tirer sa force de son impersonnalité même, en se mettant au diapason d’un monde où la profusion comble un vide intérieur vertigineux. L’univers dessiné par Paprika est un labyrinthe borgesien, une bibliothèque de Babel où les pages des ouvrages sont toutes vierges. L’impression de l’infini suffit : voir ces rangées de porte s’étendre devant nous, nous dispense de les ouvrir ; s’y risquer, c’est s’exposer à déboucher sur le vide, un néant immaculé - celui là même qui engloutit le commissaire dans son sommeil.
C’est pourquoi il est difficile de s’attacher au sort des héros de Paprika, de même qu’on peine à adhérer aux projets qu’ils poursuivent : sous prétexte d’interconnecter les rêves de chacun, ils souhaitent leurs assigner des visées thérapeutiques, utilitaires. Au contraire, les bad guys du film, dont les motivations apparaissent comme floues, contradictoires et visiblement purement fonctionnelles, partagent une conception du rêve à laquelle on ne peut que souscrire : le rêve est un territoire sacré, irréductible, ultime refuge inviolé, puissant ferment d’insécurité. Dès lors, on ne peut s’empêcher de souhaiter la réussite de leur plan diabolique visant à abolir l’étanchéité du monde réel en creusant une brèche à la faveur de laquelle les rêves s’inviteront dans le quotidien.
Fruit de cette hybridation démentielle, un cortège effréné et purgatif où les masques tombent : au milieu de politiciens qui avouent enfin leurs vues sur le pouvoir, de jeunes collégiennes se pavanent, des téléphones portables géants à la place du crâne. Les rêves remontent des profondeurs à la surface et tendent au monde réel le miroir de sa vacuité et de son inanité.
Les monstres de Paprika ont peu de choses en commun avec les entités telluriques de Miyazaki ou des hybridations contre-nature d’Akira (bien que le cauchemar de Tetsuo, avec son ours en peluche monstrueux, annonçait déjà les déviances du film de Kon). Les créatures de Paprika, ce sont les personnages dessinés sur les papiers d’emballage, ces monstres ordinaires qui s’agitent à la surface des publicités et des paquets de céréale et qui ont fini, à force de laideur et d’ubiquité, par s’intégrer à notre mode de vie et par rejoindre le grand fourre-tout de l’inconscient collectif. Les créatures de Paprika, ce sont les oubliés du consumérisme, les invendus des brocantes : bibelots hideux, électroménager détraqué. Cette mutinerie du domestique trouve son apogée dans une monstrueuse parade qui ponctue le récit et constitue assurément le point fort du film.
C’est pourquoi, au final, la victoire des héros chagrine. L’imaginaire résorbé, le règne de la surface préservé, tout est rentré dans l’ordre : les apparences sont sauves. A peine si l’on entend encore, sous les vitres et les tempes, sourdre le martèlement des rêves…
Paprika se clôt sur un happy-end en forme de pirouette : le commissaire se réconcilie avec le cinéma et avec son passé ; il compte reprendre le tournage d’un film qu’il avait laissé inachevé. Mais un reflet croisé dans une vitre lui affirme qu’il a déjà réalisé ce film, « dans la réalité », en devenant ce qu’il est. Comme le commissaire, les héros de Paprika se poursuivent eux-mêmes : la trace qu’ils suivent est celle qu’ils laissent derrière eux.
On peut considérer que le constat que dresse le film de Satoshi Kon est bien plus pessimiste que ne le laisse entendre sa fin en queue de poisson. L’humanité, irresponsable, autiste, s’est enfermée ; la prison qu’elle s’est construite est un espace sans limite, mais irrémédiablement clos, fermé sur lui-même. Paprika célèbre l’échec d’un monde qui s’est mis à tourner en boucle. Et qui jouit de ce surplace. #
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