Parce que ce serait pas mal de se poser quelques balises (on va pas carburer à Bazin et Daney jusqu'à la fin des temps), et de se donner les bonnes adresses (ça pourrait être notamment intéressant hors France, ou c'est pour moi quasi Terra incognita). Ça peut donc concerner des professeurs, les écrivains de bouquins de ciné, des critiques, même des blogueurs, tant qu'on reste à un niveau d'exigence minimum (des gens dont on considère, d'une façon ou d'une autre, qu'eux et leurs écrits pourraient durer).
Je débute par celui qui revient le plus dans nos discussions ciné... (on devrait pas mettre de photos, c'est dégueulasse)
Jean-Baptiste Thoret Ouvrages sur le Cinéma américain des années 70, sur le film de Zapruder, sur Argento, sur Massacre à la tronçonneuse, sur le road-movie... Critique à Charlie Hebdo, co-auteur de Pendant les travaux le cinéma restent ouvert sur France Inter et fondateur de feu Panic. Professeur de cinéma à Poitiers et Paris VII jusqu'en 2006, thèse sur l'énergie dans le cinéma américain en mutation des années 70.
J'ai déjà eu l'occasion de faire part de mes réserves sur Thoret, mais je suis aussi un peu circonspect face au backlash. Thoret, mine de rien, c'est déjà un cas unique en France : c'est un théoricien du cinéma connu et populaire, parfois jusque dans les Lycées, et qui fait un lien vers tout un public non cinéphile à travers son émission de radio. Ce n'est pas rien.
L'une des qualités de Thoret, c'est d'avoir renouvelé l'analyse de séquence - sans doute parce qu'il devait analyser tout un répertoire qui s'écartait du cinéma classique et moderne de base, et qu'il a du inventer, inconsciemment, ses propres outils pour s'y attaquer. Plutôt que d'aller déconstruire le plan, sa composition, la structure de la scène (et ainsi très vite donner l'impression de s'acharner, de tirer trop de ce qu'un plan peut offrir), il fait un pas de recul. C'est à dire qu'il traverse l'extrait étudié d'axes qui le font dialoguer. Il n'a plus besoin d'aller dans le détail, de se farcir une approche sémiologique, d'aller étudier au cadre ou au travelling près : il lui suffit de trouver la bonne perspective pour que tout l'extrait parle.
Un des exemples les plus brillants de ce style, c'était son analyse de The Big Shave : typiquement le genre de film où tout semble déjà joué et évident (où le concept est limpide), et où une analyse poussée équivaudrait à un acharnement. Thoret prend deux axes transversaux (la mutation du cinéma américain vers une certaine modernité, l'inconscient de la guerre du Vietnam au travail), et il peut soudain en dégueuler deux pages sans une seconde donner l'impression de remplissage ou de sur-interprétation. J'en recopie les meilleurs bouts pour donner une idée :
Citation:
Tout commence par un écran blanc, d’un blanc aveuglant, signe d’une propreté illusoire, trop parfaite pour ne pas être suspecte. Puis l’image s’assombrit, à peine, et laisse apparaître un lavabo d’un blanc immaculé, surmonté d’un robinet rutilant. Salle de bains ordinaire mais qui frappe tant par sa virginité – un individu a-t-il un jour pénétré l’endroit ? – que par son artificialité. Non pas une salle de bains, donc, mais l’image d’une salle de bains qui entretiendrait avec la réalité, autrement dit l’organique dont on n’entrevoit aucune trace (pas de cheveux, pas d’ongles, pas de dépôts divers, pas de taches), qu’un rapport analogique idéalisé, un rapport de surface fondé sur la stricte signalétique propre au lieu (le lavabo, le miroir, la tuyauterie, etc.). Un simulacre publicitaire, celui de l’idéologie dominante bien sûr, tout droit sorti du cinéma hollywoodien classique et qu’aurait pu astiquer pour la forme Doris Day ou la sorcière bien aimée. (…)
[Thoret décrit alors la suite du court-métrage : un homme mal réveillé entre et se rase jusqu’à ce que sa peau soit bien lisse. Mais il se rase encore, faisant saigner la peau, rasant encore et encore ses plaies, jusqu’à s’égorger calmement devant son miroir].
Le projet de Scorsese se fonde sur une série de codes dont l’inversion vise à surprendre, choquer, voire dégoûter le spectateur. La familiarité du lieu contre l’horreur qui s’y déroule, la propreté du décor contre la débauche organique, la banalité de la situation contre l’équarrissage du visage, la trivialité du geste contre ses conséquences, ou encore la légèreté du traitement (absence d’émotions du personnage, musique enjouée) contre la gravité de l’acte. (…) L’enchaînement heurté des plans (l’individu cadré sous toutes les coutures) fait écho à plusieurs types de démontages : le démontage de la syntaxe hollywoodienne (exhibition du raccord, absence de fluidité entre les plans, sensation de discontinuité) et de son corollaire de causalité – pour quelle raison l’homme fait-il cela ? -, le démontage corporel que ce dernier s’inflige (l’unité de l’homme déjà disloquée par un montage atomisé qui n’offre de lui qu’une image parcellaire, un corps déjà en lambeau), enfin, le démontage de l’Histoire américaine : que se passe-t-il si on la rase de trop près ? À quoi ressemblera celle qui remontera à la surface ?
(…) Le film de Scorsese fait couler le sang de l’Amérique « qui, à la vue du conflit vietnamien, découvre qu’elle est née elle aussi, comme Rome, d’un meurtre, d’un génocide, celui du peuple indien » (Michel Cieutat). (…) Le détachement avec lequel le jeune homme exécute sa besogne évoque cette barbarie douce de l’armée américaine au Vietnam et l’absurdité d’une guerre « dont les effets, écrit Pierre Melandri, laissent planer sur les étudiants le spectre d’une mort absurde pour une cause qu’ils condamnent ». Dans les rizières vietnamiennes, l’Amérique s’automutile (mélange d’insensibilité et d’automatisme du personnage) et ne s’en rend même pas compte. Comme les images de guerre faisant chaque soir irruption dans les foyers américains, la violence de The Big Shave surgit au cœur d’un espace familier. Enfin, le film de Scorsese confond victime et bourreau. Autrement dit l’Autre, celui qui commet le mal et le répand, possède le visage du Même. Pour un pays qui a toujours construit sa mythologie et son identité en regard d’un Autre qu’il s’agissait de ne pas être, voici venu le temps du mal intérieur.
(…) The Big Shave confronte deux régimes de représentation. Un régime pastichant le cinéma classique (première partie : propreté, idéalisation, hygiénisme) et un second, dépositaire du cinéma à venir, dont la tranchante irruption est marquée par la première entaille. La dévoration progressive d’un régime (associé au blanc) par l’autre (associé au rouge) permet de mesurer, d’ouvrir plutôt, l’écart esthétique (la plaie ?) dans laquelle s’engouffreront les cinéastes du Nouvel Hollywood. Comme s’il s’agissait désormais d’envisager l’envers d’une mythologie et de réévaluer le système qui la sous-tend. Le sang qui s’écoule du visage de Peter Bernuth métaphorise alors le retour d’un triple refoulé politique, historique et esthétique. Lorsqu’il pénètre dans la salle de bains, Peter Bernuth semble encore endormi. Après un long sommeil au pays des rêves lisses, il était sans doute temps pour lui, et pour le cinéma hollywoodien, de se réveiller.
C'est comme toujours chez lui généreux, plein, on a l'impression qu'il peut et veut en tirer le plus possible. Et pourtant, à aucun moment, Thoret ne décrit un plan dans le détail. Il a miraculeusement échappé à une tare de la cinéphilie contemporaine qui vient buter sur les films en s'interrogeant d'abord sur leur forme. Thoret le fait, d'une certaine façon, mais toujours d'une manière qui fait que la caractérisation des films n'aura pas perdu en route la question du sens.
Le gros problème de Thoret, on peut le retrouver dans la dernière phrase de son article, c'est l'autisme cinéphile. D'autant plus grave que son amour du cinéma américain des années 70 et du genre s'est construit contre l'institution, dans une logique de défense et de citadelle assiégée, ce qui n'est jamais très sain...
Il faut lui reconnaître un background solide, qui explique aussi ses qualités d'analyste. Ce mec c'est pas Djoumi : il est sorti de sa culture de base, a exploré les classiques, a étudié Deleuze en détail et tous les autres, il sait d'où le cinéma qu'il aime vient, et ce qu'il doit à ses racines... Dans son émission récemment, il se retrouvait en situation de devoir parler pendant une heure du cinéma de Pascal Thomas, et il y arrivait sans problème, c'était même la première fois que j'entendais quelque chose d'intéressant dessus !
Mais il reste néanmoins l'impression que le cinéma US 70 et le genre, dans la manière très particulière qu'ils ont de parler au spectateur, sont un maître-étalon. Et que tout le reste est défaillant faute de pouvoir s'y conformer... Il faut tout faire rentrer au chausse-pied dans ce modèle-là. Lire les critiques récentes de Thoret, c'est magistral par exemple : il passe à côté de tout ce qui est intéressant, novateur, ambigu, de tout ce qui parle autrement que le cinéma qu'il aime.
Il se retrouve ainsi, peut-être sans le vouloir, l'étendard d'une cinéphilie actuelle omniprésente que je déteste. C'est à dire une cinéphilie cloisonnée, où il y a une base (comme on le dirait d'une base militaire sécurisée) qui est celle du cinéma de genre et le ciné US des années 70, et où toute sortie aventureuse de ce périmètre prend l'aspect d'un petit doigt qu'on va accepter d'aller tremper dans l'eau pour quelques secondes, avant de revenir fissa se réfugier le rivage, dans les bordures rassurantes de sa forteresse (faut le voir parler du Godard novateur des années 60 - forcément, ça fait le lien au nouvel Hollywood - et du Godard inutile des années qui suivent : c'est tellement cliché que ça en devient drôle).
Le problème est moins l'absence de diversité que la façon dont tout altérité semble devoir se définir par rapport à cette base-là, tracer un chemin qui y amène (Hithcock, Lang, les derniers Hollywoodiens : voilà pour tout le cinéma classique) ou montrer la patte blanche du descendant légitime (cinémas coréen, hong-kongais ou japonais violents). Les rares exceptions à ce club VIP prennent l'allure de curiosités occasionnelles, de voyage exotique surligné (un italien par-ci, un espagnol par-là, etc.).
Donc ça m'emmerde, car à la fois on a là l'un des théoriciens les plus stimulants du moment, et à la fois un représentant officiel qui permet à des milliers de jeunes de légitimer une vision pourrie de l'Histoire du ciné, qui en vient ironiquement à mimer l'ostracisme des ancêtres (l'époque où en dehors de Bergman-Tarkovski-Kurosawa et autres classiques, point de salut), devenant l'exacte image de ce contre quoi cette cinéphilie s'était battue pour se construire. Pire, je trouve que cet aveuglement le limite dans sa pensée : l'impression qu'il se systémise dangereusement, répétant les mêmes schémas ad nauseam jusqu'à ne plus voir les films.
Je vous laisse ce topic, je ferai Momcilovic plus tard.
Dernière édition par Tom le 29 Mar 2014, 12:28, édité 2 fois.
Des meilleurs lycéens j'imagine... Dans mes élèves j'en ai toujours 3-4 qui connaissent le nom (quand ils ne connaissent pas forcément celui de Bazin, par exemple).
Thoret connu dans les lycées ? Tu dois parler de deux lycées ciné au max en France, j'en ai peur... Mais sinon c'est intéressant.
Je ne serai pas surpris... un lycéen déjà un peu cinéphile qui a envie d'écouter une émission de radio sur le cinéma, il ne trouve pas pléthore de choix en ce moment.
Puis il y a plus simple : n'importe quel jeune cinéphile se définissant par rapport à la période qu'il a étudié va tôt ou tard tomber sur ses écrits (et des mecs qui se réclament du genre et du ciné des années 70, c'est très courant depuis 10 ans, même si on commence à en revenir un peu).
Puis il y a plus simple : n'importe quel jeune cinéphile se définissant par rapport à la période qu'il a étudié va tôt ou tard tomber sur ses écrits (et des mecs qui se réclament du genre et du ciné des années 70, c'est très courant depuis 10 ans, même si on commence à en revenir un peu).
En plus il trust facilement les suppléments DVD Wild Side ou Carlotta des films de cette période
Inscription: 23 Mai 2008, 10:03 Messages: 6193 Localisation: Poitiers
Film Freak a écrit:
J'avais jamais entendu/lu son nom avant de le voir dans des messages de Tom il y a quelques mois sur le forum...
Pareil, je l'ai découvert par hasard sur youtube avec son cycle de confs sur le ciné des années 70. Je dois bien avouer que pour moi qui n'ait aucun bagage universitaire sur le cinéma, c'est très accessible.
_________________ You are a ghost driving a meat covered skeleton made from stardust riding a rock floating through space. FEAR NOTHING
Plutôt, oui. La plupart des nouveaux bouquins qui sortent concernent des cinéastes récents (grand public, après, ça dépend, mais plus simplement je crois que c'est juste pas la question). Et pour les critiques, et bien ils y sont forcés, donc...
Moi la question que je me pose plutot c'est: y'aurait-t-il un espèce de consensus critique autours de courants esthétiques majeurs qui auraient été théorisés sur les films des 20 dernières années par exemple ?
À ma connaissance, non. Mais j'ai peut-être raté quelque choses.
Sur les genres émergents, oui (je sais pas, par exemple hier je lisais des bouquins sur la résurgence du film de fantôme japonais, tout le monde semblait plus ou moins d'accord), idem pour les cinématographies en forme (tout le monde est d'accord pour voir qu'il se passe quelque chose en Corée du Sud ces dernières décennies, en gros). Même si on ne peut pas parler de mouvement, la question du cinéma numérique (notamment sous sa forme sale) a été tellement théorisée au moment-même où sortaient les films qu'on a quelque chose d'assez homogène.
Mais je n'ai rien vu s'imposer qui relève d'une définition générale du moment esthétique que nous traversons actuellement. Le Nouvel Hollywood est peut-être le dernier cas vraiment entériné (en partie grâce à Thoret, justement) autrement que dans sa seule dimension de déclinaison des nouvelles vagues, et cela va peut-être ouvrir à des études globales du cinéma américain des années 80-90, et du néoclassicisme en général, dans les années à venir.
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