Allez, continuons.
Jérôme MomcilovicResponsable de la section cinéma et critique à Chronic'art.
Professeur à l'ESEC, programmateur au festival de Belfort de 2008 à 2012, à La-Roche-sur-Yon à présent.Là encore, quelqu'un dont on a déjà eu l'occasion de parler, et je laisse Léo ouvrir la danse :
Léo a écrit:
Je ne le supporte pas. Il est obsédé par un truc: "ce que le film essaie de te vendre". J'avais remarqué ça. C'est débile. Je ne suis pas certain que la paranoïa soit une bonne boussole pour voir un film. Par ailleurs il est arrogant et efféminé.
Sacré Léo. Bon, j'ai pas vraiment remarqué la question soulevée ici, mais c'est fort possible, je ne suis pas ses textes à la trace. Momcilovic est pour moi l'un des très, très, trèèèèès nombreux rejetons de Daney, qui pullulent actuellement dans la critique française, et qui se caractérisent par plusieurs points : violence volontaire des textes, confiance dans le tranchant de sa propre subjectivité plutôt que dans la froide démonstration logique, films abordés sous l'angle éthique, réticence face aux consensus critiques, absence d'ouvrages théoriques mais une définition du cinéma qui se constitue peu à peu par la liste des films honnis et la façon de les rejeter...
Si les Cahiers des années 2000 étaient la panacée de cette lignée là, c'est vraiment à Chronic'art qu'elle est arrivée à son point extrême, tous rédacteurs confondus. Pour reprendre deux exemples chez Momcilovic (j'avais déjà cité le premier ici), qui le relient non seulement à Daney mais aussi aux grands-papas, c'est à dire Truffaut ou Rivette :
Momcilovic, à propos de "La Rafle", a écrit:
Autant dire qu'on avait compris qu'au baromètre Kapo de l'abjection, ce film-là avait décidé de battre des records. (...) Parce que le film voit grand, ce n'est pas un travelling mais un plan-grue, au moment où les familles sont concentrées dans le vélodrome. Alors la caméra, doucement, quitte les personnages, s'envole, découvre le décor dans son immensité et avec lui le nombre des Juifs raflés. Idée ignoble, parce que dans un seul mouvement elle vient signifier, deux fois, le travail bien fait : indissociablement, celui de la police vichyste, et celui de l'équipe déco du film.
(...) En commençant et surtout en finissant dans les yeux de Nono (Nono qui survit, évidemment, et que l'on console avec un gros câlin), le film n'affronte la Shoah qu'en la peinturlurant en vilain cauchemar, à oublier vite en serrant fort le nounours de Nono.
(...) Le film s'ouvre sur des images d'archives de Paris occupé tandis que, off, braille Piaf ou un équivalent. (...) Ce film dit à peu près ça : que la vraie barbarie nazie, au fond, c'est moins la Shoah, que le mauvais goût qui fut le sien de venir troubler l'ordre pépère du Faubourg 36. Il se clôt là où il avait commencé, au pied du carrousel où, parce que l'étoile jaune a disparu des gilets, Nono va pouvoir grimper à nouveau. Sur le manège, prêts à commencer un nouveau tour et lettre de Guy Moquet en poche, Les Choristes l'attendent. Banalité du mal, souveraineté du nounours.
Ou, pour prendre un exemple moins directement Daney-sien :
à propos des "Amours imaginaires", a écrit:
Et si la jeunesse de Dolan est un problème, c'est parce qu'il a bien compris qu'elle est son meilleur atout, qu'il lui faut en faire commerce pour séduire les généreux jurés de son grand oral de cinéma.
Cela dit, au-delà la colère un peu poseuse, il y a déjà dans le premier exemple ce que j'adore chez Momcilovic, et qui le détache de la plupart de ses collègues de Chronic'art ou d'ailleurs : la précision. L'exact inverse justement de ce que fut l'écriture très impressionniste de Burdeau (un autre descendant de Daney...), qui avait quelques vraies idées mais noyait le poisson dans le foutoir insoluble de textes évasifs.
Il y a chez Momcilovic quelque chose de très lié à la peur de se faire avoir par les évidences (même s'il a pas écrit dessus, ça me rappelle ce qui s'est passé chez certains critiques au moment de
There Will be blood : "Est-ce que c'est vraiment une "grande fresque" ? Est-ce que c'est vraiment ça qu'on ressent ?"). On a donc des textes qui tentent de faire une totale confiance au micro-ressenti devant le film, de le capturer, de l'isoler, d'en observer les contours (ce qui en fait déjà une sacrée exception), mais ensuite de le comprendre dans sa logique pour l'expliquer, le démontrer, en faire une vérité objective partageable pour tous (et c'est là où je trouve qu'il est foutrement tout seul sur la scène critique actuelle).
Par exemple, sur le dernier Lars Von Trier. Ressenti commun (donné, lambda) : c'est provocateur. Ressenti critique plus pointu : cette provocation est dérisoire, c'est impuissant. Ce serait une première partie de son texte :
à propos du premier volet de "Nymphomaniac" a écrit:
À la langue de l'émotion (et donc du cinéma), qui lui reste désespérément étrangère, LVT a toujours été contraint de substituer l'espéranto du scandale (compilant les signaux d'une subversion qui ne choque plus aucun bourgeois depuis les années 80 – coucou les symboles nazis, salut les bites turgescentes en gros plan) et la grammaire de l'ironie. Tout comme il ne lui reste, puisque l'émotion manque pour faire raccorder ses récits, ses plans, que le pis-aller de l'analogie, culminant ici dans le dernier segment du film, habile illustration publicitaire cherchant en trois tableaux conjoints à faire, via un prélude de Bach, la synthèse du tourment de son personnage. Le segment est agréable à l'oeil (LVT reste un imagier très efficace), et ce pour le même résultat qu'une publicité réussie : frisson indéniable donné par le savoir-faire, tristesse et ridicule provoqués par sa vanité.
Et il y a aussi cette autre dimension, qui lui est propre, et qui consiste à aller mettre le doigt beaucoup plus exactement, précisément, sur ce que ce film a de différent :
à propos du premier volet de "Nymphomaniac" a écrit:
Ce qui a changé, c'est que LVT lui-même ne semble plus dupe de cette vanité. L'ennui profond, l'impuissance, qui fondent son drame depuis le début et dont ces derniers films font le diagnostic, paraissent avoir remonté à la surface en une sorte de lucidité triste, et d'ironie dirigée désormais vers son propre style. Quand il se lançait le défi, pour le moins courageux dans son cas, de réaliser des mélos (Breaking the waves, Dancer in the dark), l'émotion introuvable finissait fatalement compensée par un sadisme rageur : il fallait que les personnages payent pour sa propre impuissance. Dans le premier volet de Nymphomaniac, la rage est annoncée d'emblée et en même temps tout de suite vidée de son sérieux, traitée presque comme un gag les lourdes basses de Rammstein déposées sans délai sur des plans presque vides, en un signe de reconnaissance qui confine au clin d'oeil comique ; le teaser final trop énorme pour ne pas faire sourire). Et si la pompe refait surface (le segment ridiculement glauque de la mort du père), l'ironie, elle aussi, n'a jamais paru si légère, si peu revancharde : la traditionnelle poche de satire de la bourgeoisie, reconduite dans presque tous ses films, donne lieu ici au meilleur segment (l'irruption de la famille d'un amant de la nymphomane, avec une excellente Uma Thurman), une pure farce sans enjeux au milieu d'un film capable globalement d'être assez drôle.
Je sais pas si c'est le meilleur texte pour s'en rendre compte (c'est un des récents que j'avais en tête, j'ai pas le temps d'aller chercher plus loin là), mais pour ça je le trouve indispensable dans le paysage critique actuel. Pour la façon dont on arrive à suivre une pensée claire, sans enfumage, qui va de A à B (suffit de comparer aux actuelles critiques des Cahiers pour voir en quoi c'est hautement précieux), mais qui ne s'empêche pas pour autant d'aller touiller les films dans le détail, de les traquer jusqu'à avoir mis le doigt sur ce qui les caractérise
exactement.
Pour le reste, ça reste un critique, qui ne fonctionne qu'à l'article, même si en alignant ses articles sur un même réal, on peut souvent déduire une pensée convaincante sur ceux-ci qui peut être utile pour la recherche (c'est visible sur Wes Anderson, par exemple) : il arrive généralement bien à déceler un fonctionnement, une cohérence, des récurrences. Il n'y a néanmoins pas vraiment de théorie générale qui émerge de ses textes. J'ai davantage l'impression d'un mec qui tient le flambeau de la rigueur critique, en attendant l’émergence d'un théoricien qui ait une véritable vision, globale, à proposer sur le cinéma actuel.
Chow je viens de voir ton message, je te réponds en détail tout à l'heure.