Jerzy Pericolosospore a écrit:
Je suis un fan des Coen, du moins de leurs meilleurs films; de l'esprit très particulier, pour moi unique et non-reproductible, qui les innerve.
Il y a plusieurs dimensions qui m'intéressent chez eux: leur comique (car c'est avant tout une question de comique, même dans les films les plus "graves") est singulier car il est oblique et "déceptif": il opère dans les lenteurs, le déficit de sens, un léger contretemps, un effet "retard", etc. ça joue sur pas mal de registres entremêlés, mais l'alchimie fragile tient au fait que quelque soit le registre (parodie, hommage, thriller, polar, fable, chronique sociale d'individus ou de groupes, mais de préférence "anomiques" ou "asociaux", et paradoxalement éloge du bon sens et de la gentillesse de l'homme "commun"), ça reste "lacunaire".
Ce sont des films ouverts, à différents modes de lecture, perception, interprétation. Une même chose peut y être ressentie simultanément comme drôle ou tragique, vide de sens ou d'une profondeur abyssale. Les codes habituels de genres ne sont pas précisément parodiés ou détruits, ils sont juste déplacés, et parfois même pas déplacés, ils sont juste pris légèrement "à côté". C'est un cinéma de "l'à côté de la plaque", avec un goût de cendre très particulier qui tient à l'intrusion ou le retour du réel dans le désir insatiable de posséder ou d'arriver à quelque chose, de "réussir".
La déception du réel, son insignifiance ennuyeuse, on est ramené à une sorte de "glu", dirait Sartre, de viscosité qui rend ridicule toute tentation d'atteindre au "bigger than life", au mythe, au souffle romanesque. Le désir de transcender le "réel" y retombe toujours comme un soufflé, un soufflé pas drôle, et c'est pourtant là que se niche la vraie drôlerie des Coen, une forme de tendresse et une poésie du quotidien sans grandeur.
Le "réel" en question, fait souvent retour chez eux par la langue et les accents: ils ont une science des accents locaux d'une précision ethnologique, presque scientifique, ahurissante. Je serais même tenté de dire que c'est à chaque fois le seul vrai sujet, le "topos" du film. Une affaire de géographie. Qui parle, et, dans ces façons de parler, ces styles de paroles, ces idiosyncrasies (Middle-West, Texas, Les Irlandais dans "Miller's crossing", la Californie dans "Burn after reading", etc), quels sont les styles de vie, les perceptions du monde, les compositions de réalités qui s'entrechoquent.
Déjà dans le premier, "blood simple", le vrai sujet du film, c'était pour moi "comment parlent les gens" et quels plans de réalités parallèles ça suscite : les taiseux, les bavards; ce qui est dit, ce qui n'est pas dit, une prolifération de mal dits et malentendus qui accouchent au final d'une tragédie dérisoire et incompréhensible. Je ne vois pas leur cinéma comme un cinéma de la déconne et de la fantaisie surréaliste, mais au contraire comme un art de l'hyperréalité, une hypertrophie de réel saisi par le détail, pictural, linguistique, social.
Le vrai thème moteur de presque tous les Coen, c'est l'échec et la bêtise des obsessionnels de tous poils. Les malheurs de ces personnages là, c'est de ne pas se réconcilier avec la dimension de l'échec dans l'existence. "Louée soit la faillite", disait en pleurant un personnage d'une des nouvelles de Hermann Melville: il avait passé toute sa vie à confectionner une machine pour assécher les marais. Et le grand jour, celui où il l'essaie enfin, il foire lamentablement, bien entendu.
Les personnages qui peuplent leurs films sont le plus souvent obsédés par le "rêve américain": l'idée d'une vie pleinement "réussie": argent, confort, accomplissement de soi (artistique, économique, libidinal), sa petite entreprise, etc, et pour y arriver, déploient des stratégies d'une bêtise aussi folle qu'atroce (un "plan dont la beauté est sa simplicité", dirait Walter), mais pas moins que celles des "winners". Il y a en contrechamp comme une philosophie du bonheur minuscule, en minor mood, tenant à trois fois rien (gagner un troisième prix dans un concours de timbres-postes, savourer son pancake avec un orteil en moins, etc).
Même quand ils parviennent à réaliser leur rêve fou, ils s'arrangent, par un acte manqué, pour foirer le bazar: Buscemi qui, dans Fargo, enterre son fabuleux magot sous un monticule de neige sur le bas côté d'une autoroute au milieu de nulle part, avec comme seul point de repère un bout de bois qu'il plante dessus.
"Fargo" est bien la formule qui résume tout chez les Coen: mix de "far away" - un pays ou un lieu très lointain, toujours plus à l'ouest, au sens propre et figuré, que le Minnesota, cad "nulle part", - et l'inversion de "go far", cad "be successful", réussir, bien faire, devenir quelqu'un.
Si on ne goûte pas cette espèce de poésie douce-amère, on ne rentre pas dans leur univers: on se dit qu'en effet, ils n'ont rien à dire, que c'est un cinéma "vide", ou "formaliste", toujours "trop" ou "pas assez".
Je pourrais détailler de nombreux films, mais je me contenterai de dire que No Country for old men, pour moi, justement, c'est pas du tout un de leurs meilleurs, c'est quasiment leur film le moins personnel, le moins "coénien", le plus emprunté. Car là, justement, c'est chargé de sens, et d'un sens bien particulier: celui d'une nostalgie réactionnaire qui est le matériau de base, celui de l'œuvre romanesque de Cormac McCarthy. Ok, c'est eux qui ont choisi ce livre, c'est donc qu'il leur parle. Mais ce matériau les tire vers un aspect (qui n'est pas à minimiser non plus) plus nihiliste qui n'est pas ce que je préfère chez eux.
Fort proche de l'univers assez puant politiquement de Ellroy: la "grande Amérique" n'est plus, les grandes valeurs morales ont disparu et ont laissé la place au chaos criminel et psychotique. La justice est inopérante, et pour se protéger dans ce monde, il faut se détourner du champ social et éthique, devenir son propre justicier, un individualiste forcené: un "libertarien". C'est aussi le thème de la plupart des Eastwood.
"Burn after reading", qui pour beaucoup apparaît comme un recul, une pochade récréative sans conséquence après No Country, est à mon sens beaucoup plus tragique et angoissant dans son exploration d'une psychose sociale américaine.
Big Lebowski (qui est définitivement pour moi leur chef d'œuvre, et le film le plus drôle du monde. A la première vision, je ne riais pas beaucoup, je trouvais ça fade, mais plus je l'ai vu, plus je découvrais que chaque minute était d'un comique achevé), c'est tout le contraire: il n'y a pas de "nostalgie" d'un ordre moral ou de discours édifiant sur l'état du monde qui se profile derrière. Ceux qui sont à côté du "rêve américain", les "loosers", ne tiennent pas plus que ça à restaurer la grandeur "humaniste" de ce "monde ancien", à entrer dans la "grande Histoire", qui d'ailleurs leur échappe complètement, à laquelle ils ne comprennent rien, pas plus que nous comprenons quoi que soit aux mobiles dérisoires des protagonistes de ce "remake" décalé du Grand Sommeil de Howard Hawks.
Entre le groupe '"AutoBahn", succédané du techno-rock européen du début des années 80 ("nous ne croyons en rien, nous sommes des nihilistes"... au point de postuler que le plus grand cauchemar qu'on puisse infliger à un homme, c'est de lui balancer un furet dans sa baignoire. "Des Nazis", demande Donny? "Non, des nihilistes, répond Walter, tu sais, Dude, on pensera ce qu'on veut des Nazis, mais ces gens là au moins défendaient des valeurs"), le Grand homme Lebowski (un paraplégique qui a réussit... mais quoi, au juste?: "qu'est ce qui fait un homme?" se demande-t-il devant son feu de cheminée, en essayant de donner une puissance tragique à sa vie, un côté "citizen Kane"), sa fille, qui fait de l'art conceptuel vaginal, le voisin grassouillet timide qui prépare sa chorégraphie sur "les cents tableaux d'une exposition" de Moussorgski, le dude Lebowski dont le souci principal est qu'on a pissé sur sa fuckin'carpette qui "harmonisait la pièce", le petit garçon obèse qui entube les "honnêtes gens" pour se payer selon Walter une Ferrari... qui appartient au voisin d'en face qui l'a achetée à crédit, la guerre en Irak qui gronde, Walter, qui tourne en boucle dans son trauma du "Vietnam" et qui dit à l'auteur de marvel comics dans son poumon d'acier: "je suis votre plus fervent admirateur", Donny qui confond Lénine et Lennon et qui finit dans un "récipient" low-cost, ce ne sont pas des "hommes sérieux": ils sont tous définitivement à côté de la plaque, et tant mieux. "Retournons au bowling", c'est ce qu'on a de mieux à faire. C'est pas du tout un film appartenant au genre de la "coolitude", à propos de glandeurs et de fumeurs de joints, comme je l'ai parfois lu autre part. C'est un film sur ceux qui sont et resteront à côté de l'Histoire et du grand Humanisme (à raconter, à écrire, à transmettre). C'est Barton Fink en symétrie inversée.
"Nous sommes arrivés aux portes de la Ville. De la ville-qui-compte. Mais ce n'est pas nous qui entrerons. Ce sont de jeunes m'as-tu-vu, tout verts, tout fiers, qui entreront. Mais nous, nous n'entrerons pas. Nous n'irons pas plus loin. Stop! Pas plus loin. Entrer, chanter, triompher, non non, ce n'est pas pour nous".
(Henri Michaux, "Nous autres")
Texte important, Jerzy.
Rien vu depuis
No country for old men. Bien envie de m'y remettre...