J’ai adoré son livre sur
Fenêtre sur cour, évoqué par quelques uns ici, véritable réinvention du film qui peut certes parfois prêter à discussion ; j’ai eu du mal par exemple avec son interprétation de la fin du film, en particulier la défenestration de James Stewart qu’il réduit à une réaction de colère à l’égard d’un voisin harceleur. Difficile quand même quand on regarde la séquence de ne pas y voir une tentative de meurtre tendant à prouver que Thorwald n’en est peut-être pas à son premier crime. L’ acharnement de ce dernier envers le pauvre Stewart n’est-il pas le signe qu’il a plus à cacher qu’un simple trafic de bijoux, un meurtre par exemple ?
Enthousiasmé par cette lecture, j’ai donc voulu essayer son « affaire du chien des Baskerville », autre enquête sur l’enquête, littéraire cette fois.
Je me suis évidemment astreint à relire d’abord le roman de Conan Doyle. Très agréable, flirtant avec le fantastique, dans un décor, la lande, qui fait irrésistiblement penser aux oeuvres des sœurs Brönte. Ma lecture fut cette fois plus attentive dans la mesure où sachant que Pierre Bayard me promettait une nouvelle interprétation du bouquin, j’ai cherché d’avance au fil de ma lecture à la deviner, sans résultat.
Bayard ménage bien d’ailleurs son suspense car ce n’est qu’au terme du livre qu’il nous révèle le nom du véritable assassin. En même temps, il s’agit pour lui, avant de démasquer le coupable, d’innocenter le suspect principal, enfin deux suspects en l’occurrence : le maître
et son chien, que tout accuse d’après l’enquête de Sherlock Holmes (il y a d’ailleurs dans le livre de Bayard un plaidoyer pour le chien des Baskerville qui rappelle, par certains côtés, l’hommage rendu au chien assassiné de
Fenêtre sur cour). L’originalité c’est qu’ici, ce n’est pas seulement l’identité d’un nouveau meurtrier qui nous est dévoilé, mais aussi la survenue d’un « nouveau » meurtre qui s’est joué pendant des années au nez et à la barbe des lecteurs du roman.
Au-delà de cette « critique policière » comme Bayard la nomme, il y a aussi toute une réflexion, pas moins passionnante, sur les rapports des auteurs mais aussi des lecteurs avec les personnages de fiction. Bayard rappelle le contexte où a été écrit
Le chien des Baskerville : Conan Doyle voulait en finir avec Sherlock Holmes, considérant que les livres qui lui étaient consacrés, même s’ils remportaient un grand succès, cachaient un peu la forêt de ses autres ouvrages. Il avait donc, dans l’une de ses aventures, fait tuer le personnage par son plus grand ennemi (Moriarty). Devant le tollé général, Doyle s’était retrouvé obligé, à contre-cœur, de faire revivre l’inspecteur,
Le Chien des Baskerville étant le livre où a lieu cette résurrection (il ne serait pas étonnant que
Misery de Stephen King trouve son origine dans cette anecdote).
Bayard montre bien l’ambivalence de Doyle à l’égard de son personnage, c’est-à-dire à la fois la reconnaissance pour ce qu’il lui doit (le succès) et l’amertume, voire la détestation pour ce dont il le prive (le temps, celui qu’il pourrait consacrer à d’autres ouvrages, plus importants à ses yeux). Il va même jusqu’à dire que Doyle souffre de ce qu’il nomme le « syndrome de Holmes » (Bayard est psychanalyste) c’est-à-dire « la relation passionnelle conduisant certains créateurs ou certains lecteurs à donner vie à des personnages de fiction et à nouer avec eux des liens d’amour ou de destruction ». Et c’est cette passion qui peut expliquer, selon Bayard, l’aveuglement de Sherlock Holmes, qui est aussi celui de l’auteur, sur la vérité du drame.
Et ce qui est très beau ici, c’est que cette vérité ait à voir au final avec le fantastique. En effet, dans un roman (celui de Doyle) qui débute par le récit d’une légende aux accents surnaturels mais qui prend soin par la suite de déconstruire celle-ci, un peu comme on le fait dans
Le Village de Shyamalan par exemple, Bayard lui réintroduit du merveilleux. Il croit sincèrement que les personnages de fiction échappent parfois à leur créateur pour vivre leur propre vie, comme la créature de Frankenstein. Et il appartient alors à chaque lecteur de découvrir cet univers parallèle, en décryptant à partir des mots lus ce qui se cache sous leur surface, comme il le fait brillamment dans son livre.