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Sinon lu aussi des parties de cela
Lu 300 pages (à peu près la moitié) du Jakob Wassermann, et c'est une tuerie. Du niveau du Docteur Faustus de Thomas Mann, au dessus de Schnitzler et Stefan Zweig
Une partie de l'intrigue est démarquée du père Goriot, mais en le transposant dans les milieux intellectuels de l'Allemagne de Weimar, avec une très forte lucidité quant au climat moral et intellectuel ayant favorisé la fascisme (alors que le livre date de 1923, Jakob Wassermann n'est pas dans une démarche d'expiation ou d'esthétisation "rétro", mais traduit une inquiétude authentique, seulement affaiblie par une forme d'ironie et de comique de situation).
Du fait de cette hypertextualtié avec Balzac, le livre a un côté post-moderne avant l'heure, déjà en lui-même intéressant.
Le livre est intellectuellement très dense et devait plaire aux lecteurs intéressés par Adorno Kracauer ou par la période allemande de Fritz Lang (Mabuse n'est pas loin, même si le roman reste réaliste, refuse le fantasme d'une némesis dont la séduction surnaturelle banalise l'immoralité). Il rappelle également beaucoup Musil, à la fois Les Désarrois de l'élève Törless et l'Homme sans Qualité.
Mais il appartient par ailleurs à une veine plus populaire et feuilletonnesque (apparemment le livre a été un
best seller dans l'Allemagne de l'époque) en étant construit autour d'un procès-spectacle et sa révision, avec d'authentique morceaux de bravoure qui sont de vrais plaisirs de lecture.
Comme le Vautrin de Balzac, beaucoup de personnage travestissent leur identité, mais avec un glissement par rapport à la Comédie Humaine. Un des personnage centraux faux intellectuel d'extrême-droite nationaliste et nietzschéen en toc, est un Juif mystique clandestin . La logique de faux-semblants qui chez Balzac roule sur les différences entre classes et l'ordre économique, que la fausse identité permet de traverser, est déplacée des questions nationales et culturelles. La fiction et le recours à une léger surnatural gothique sont là-aussi des tentatives, épuisante et désespérées, de pouvoir considérer l'ordre social de l'extérieur, de l' exprimer sans s'y laisser réduire. Il faut l'objectiver pour tenter ensuite de le déjouer - le romancier créer des personnages forts, mais néanmoins vaincus, et s'efforce d'épuiser le réel, en toucher le bout, pour les sauver individuellement, en vain et en le sachant .
On peut penser à nouveau à un transfert de l'Affaire Dreyfus, mais aussi à Anatomie d'une Chute, du fait de la diffraction des points de vue, et de la pression juidiciaire exercée non sur le coupable, mais son fils.
Comme dans le film, le principal suspect est tout à la fois innocent, et quivoque, séduisant et banal, excentrique et conformiste, libre sexuellement et pusillanime. Le procès et l'accusation de crime possible apparaissent quand un personnage a "mal dosé" des attitudes de snobisme et de distinction sociales, qui se transforment alors imperceptiblement en motifs d'exclusion et de marginalité . C'est somme toute l'histoire classique du nouveau riche qui chute à l'avant dernière-marche, Icare et Madame Verdurin, repoussoir esthétique au mauvais goût criminel, et bouc-émissaire envers lequel le roman est le seul à manifester de la compassion, mais c'est bien écrit. Le crime et l'ordre moral sont des formes d'échec de la norme, la société juge pour ne pas voir une part de doute et une souffrance déjà anciens, prévisibles et structurels, l'injustice et l'exclusion sont une manière de feindre le secret et le non-dit.
Il y a aussi une magnifique description d'un conflit père-fils, qui m'a beaucoup parlé...
Bizarrement Jakob Wassermann est tombé dans l'oubli, même si Henri Miller a écrit une longue analyse, enthousiaste, de ce roman, en postface de cette édition