Très déçu, pour les raisons déjà dites. Carol est en effet très académique, c’est un bel emballage pour un objet creux (j’ai été particulièrement agacé par la musique, sorte de croisement entre les B.O. de Michael Nyman dans les années 80 et "Mon Beau Sapin", particulièrement tire-larme). J’ai eu l’impression que le film était à la remorque sociologico-esthétique d’un épisode de Mad Men pris au pif, et me suis contenté d’apprécier le travail de l’accessoiriste pour ne pas dormir («c’est quoi ça une Cadillac ? L'arrière peut-être, mais pas avec cette calandre trop sobre. Ha tiens non une Packard - au bout d'1h20 le point est fait sur le logo, car il faut bien du suspense...- Oh une deuxième en taxi! Oh mais comment ils ont bien reproduit les vitrines des magasins de l’époque! Est-ce que c'est de la vraie neige?" etc... pendant que les notes du sous-Chronos Quartet moulinent leur mélancolie pour la quinzième fois pour bien faire comprendre que ces gens souffrent).
Pourtant l’histoire pouvait me retenir, Rooney Mara joue une sorte d’Eve, aussi ambitieuse que celle de Mankiewicz, mais plus sympathique car la conscience de sa différence la rend moins cynique et capable d’empathie, apte à distinguer l’opportunisme de la manipulation. Cate Blanchet est de son côté une proto-Petra van Kant aussi paumée que celle de Fassbinder, et le parcours des deux femmes est intéressant
mais il est traité comme un élément purement narratif.
L’intensité avec laquelle la tension érotique est enfermée dans la reconstituions historique sans jamais la déborder est impressionnante et décevante de la part de Haynes. J’avais un bon souvenir des films de Todd Haynes que j’ai vus (
Poison que j'ai beaucoup aimé,
Velvet Goldmine et
I’m not There ), inaboutis mais attachants, qui entreprenaient un éclatement de la narration et étaient déjà retravaillés par l’après-guerre américain et l’émergence de la modernité, qu’ils revisitaient de façon singulière. Ils assumaient l’indécision du regard et de la narration, l’arbitraire du dispositif produisait une sensibilité camp sincère et touchante . Mais là c’est mort.
L’aspect historique n’est pas là pour appeler la reconnaissance du spectateur actuel dans les personnages (c’est certes peut-être le cas vis-à-vis de leur environnement, il y a peut-être un vague parallèle dans le regard de Haynes entre le climat d’espionnage et de délation du mccarthysme et l’usage actuel d’Internet, mais cela reste superficiel) , il est plutôt ce qui signifie après-coup que les tensions érotiques, familiales et sociales qui les déchirent ont été naturellement résolue dès le moment où ils ont pris conscience de leur situation sociologique exacte, et ce savoir met fin à l’histoire. Il ne s’agît pas de connaître l’autre, mais uniquement soi-même. Du coup l’idée esquissée quelques fois que tout le monde est à libérer, pas seulement Carol, mais aussi son mari falot à la fois soumis et monstrueux, son avocat, sa belle-même, se retourne en idéologie, dans laquelle l’effort pour assumer sa singularité s’intègre (comme dans
Mad Men) dans l’idée de réussite professionnelle, qui offre une sorte de surplomb sur la morale et la société, et est une constante dont la permanence englobe et surpasse le sens momentané des changement historiques. Ils sont plus dépassés que monstrueux, ce qui du point de vue de Haynes, est moralement pire.
Cela fait penser à «
the Master » et à « Inside Llewyn Davis » mais surtout «
Ida » (aussi un film-prénom sur le passé). L’homosexualité de Carol joue exactement le même rôle que la judaïté d’Ida : une singularité fictive cachée derrière un contexte sociologique (à la fois réel et mort) qui correspond exactement au savoir que le spectateur possède dès le début sur le personnage fictif.
Sur un sujet assez proche, j’ai été récemment bien plus convaincu par «
Big Eyes » de Burton qui pour moi est un très bon film, beaucoup plus subtil (il partait du déclassement social que le divorce entraînait alors pour une femme, sans rien en dire, cela serait s'avouer battue. Très belle première phrase: "Mr Ulbrich is out of the picture", là où le Haynes l’évite tout en l'expliquant en permanence). Dans Carol les rôles entre les femmes sont trop clairement partagés et distribués, mais dans le Burton Amy Adams jouait (toute seule et tout aussi bien que Blanchet et Mara) un personnage un peu schizophrène, plus complexe et moins artificiel, parfois pugnace, ferme et lucide, à d’autres moments complètement à côté de la plaque et inconscient de son isolement , sans que le passage d'un état à l'autre soit accusé (il est en effet en-dessous du problème de la reconnaissance de l'autre, et ne devrait pas le conditionner), ce qui rendait l’issue victorieuse de sa lutte très poignante.