Le lien entre la CIA, le consensus démocratique vainqueur du fascisme et un ordre patricarcal, est bien dans le film, et est explicite dans la scène du tourne-disque (où le complexe démocratie libre-contrôle de la CIA est incarné dans Grant qui remplace le père, en se proposant comme un surmoi qui limite la pulsion suicidaire de la fille ), mais je ne crois pas que le film va jusqu'à en faire le fondement conditionnant de façon déterministe une démarche prostitutionelle du corps de la femmme, une manipulation de la conscience Bergman. Tel que tu le présentes, "Les Enchaînés" est l'histoire d'un complot, où un ordre se maintient et domine le personnage de Bergman. Or, s'il y a bien une machination au début, provenant du camp "démocrate" plutôt que des nazis, mais cette machination s'amenuise finalement en même temps que l'empoisonnement de Bergman s'aggrave, elle est elle-même "malade" et précaire. Un film de complot, la représentation d'un ordre et d'une idéologie , le film est tout cela au début, mais cesse rapidement de l'être pour se replier vers la représentation d'un enjeu moral finalement plus individuel.
Ce qui est intéresse Hichcock, c'est certes la manière dont un sujet investit une idéologie, et comment cette idéologie est à son tour une ordre qui saisit des corps et leur assigne rôle, mais la caractérisation de cette idéologie ne l'intéresse peu, il n'en fait pas le procès. Elle fonctionne et dysfonctione en même temps, et dans la mesure où elle laisse des traces qui lui échappe (le verre sous l'étagère), elle vaut sans doute mieux que l'osbession des nazis de disparaître eux-même, de se sacrifier et s'invisibiliser, pour affermir leur ordre. Le film est néanmoins incarné dans l'histoire et la politique. Ce qu'il représente du nazisme est crédible et révèle dune attention très fine , la fuite des anciens nazis en Amérique latine n'était sans doute pas au centre de l'attention politque en 1946, mais a eu un impact énorme que le film anticipe , à la fois dans la construction de la mémoire européenne par un rapport de la conscience historique par l'idée de jugement (Eichmann et Barbie en Argentine ont pu avoir un parcours proche des personnages du film) et dans l'émergence des dictatures d'Amérique latine.
Cette lucidité est présente dans le film, en un élement important, mais n'est en même temps pas centrale. Le film évacue rapidement le procès du père, il part du verdict de la leçon politique et morale que la fille en tire, mais pas des faits: le jugement moral que Bergman en hérite est un motif autonome. Du côté américain, le film pointe aussi habilement une certaine relation entre une forme de domination politique internationale et une vision à la fois policière, technocratique et moralement construite (de façon pas forcément insincère, mais pas sans points aveugles non plus) des relations entre états, de par le comportement des espions et leur attitude condescendante au Brésil. Cette idéologie s'appuie aussi sur une domination des corps et de la féminité. Cet ordre et cette idéologie sont rendus transparents, mais délaissés, l'irréductibilité du film est ailleurs. Après que Grant l'ait "ferrée", Bergman est finalement pleinement consciente de son rôle et des risques qu'elle prend, et les assume en connaissance de cause, elle n'est pas vraiment manipulée. Tu oublies qu'elle est elle-même devenue un flic, finalement. Dans le même temps, Cary Grant, censé être le plus professionnel des deux, n'est finalement pas très bon, et est du moins très empoté. C'est sa négligence plus qu'une intention qui expose Bergman à l'empoisonnement (il casse la bouteille de vin et cacher les débris sous l'étagère, ne pas remarquer le rangement des bouteilles par années...). Il laisse des traces qui exposent inévitablement son amour à la violence d'un autre (mais cela n'est pas une faute, c'est mêmen uen sorte de représentation enfantine de l'innocence qui survit jusque dans son métier d'espion). A la limite Bergman est meilleure espionne parce qu'elle est le personnage du film qui a la réflexion politique sur la nazisme la plus articulée , ce que la CIA n'énonce jamais dans le film, ni par Grant, ni son chef. L'institution policière est dans un double rapport de surveillance, mais aussi d'approbation par rapport à Bergman: elle énonce secrètement si bien le fondement moral de leur rôle policier qu'ils n'ont rien à y rajouter.
Si le lien entre le consensus démocratique et l'ordre policier repose sur une certaine coercition et destruction de l'intimité de Bergman (surveillée elle ne peut être que célibataire, espionne récupééer elle est punie de sa liberté en jouant le couple), cette intrusion dans l'intimité n'est pas en elle-même le piège qui force Bergman à collaborer. La CIA (du film) est omnisciente, mais impuissante (elle n'a pas d'yeux pour voir le milieu auquel Bergman a accès), ce mélange de domination et d'impuissance est finalement un rapport de séduction qui vaut de la même manière pour le lien entre Bergman et Grant, mais celui qui la relie à l'institution poltiique et bureaucratique "CIA" (elle a des rapports assez cordiaux avec le chef que le film présente quand-même comme un muffle, sans en être certainement dupe). Dans ce bouble-bind, aucune identité n'est secrète, Grant, comprend qu'il a plus de chance de l'enroler en dévoilant tôt son identité d'espion, elle vit sa vie réelle de noceuse comme un simulacre suicidaire: la police se donne alors comme le réel qu'elle rejoint.
Par ailleurs il est possible qu'elle aime vraiement Sebastian. Si on fait abstraction du contexte policier, Bergman est dans une situation proche que celle de Marlène Dietrich face à son mari dans Angel de Lubitsch, auquel le film ressemble beaucoup. Le personnage de Claude Rains est intéressant, ce n'est0t pas pour rien qu'il a le dernier plan pliuutôt que Bergman, c'est le plus manipulé de tous (mais pas par ceux qui le surveillent, plutôt ceux qui sont surveillés en même temps que lui). Lorsque Bergman renoue avec lui, il apparaît mélancolique et désabusé, il n'a rien dans son discours d'un nazi radical ("beaucoup de choses sont mortes mais nous devons vivre"), c'est en tout cas le moins actif du groupe. Il est complètement effrayé lors de la scène du repas et n'intervient pas quand un de ses collègues est condamné à mort, après avoir maladroitement éventé le truc des bouteilles (scène très forte, que le film n'interpète d'ailleurs pas explicitement, alors qu'elle "suture" le récit), il est alors terrorisé et muet. La plupart du temps où il était à l'écran, j'ai cru qu'il allait faire comme le policier de Casablanca, se désavouer, surmonter son dégoût de lui-même et voir dans la surveillance de Bergman une opportunité de quitter son milieu et son engagement (ce qui se passe finalement d'un certain côté, mais sans qu'il ne le désire). Mais la faiblesse qui le rend criminel est psychologique, c'est sa mère qui pense et agit pour lui, qui décide de la mort de Bergman. Il aquiesce par jalousie sexuelle (et donc pas pour une raison politique forte ou sauver la couverture des nazis), et souhaite une mort rapide, alors que sa mère le force à tuer sa femme de manière plus "politique" : lente, humiliante et programmée. Sebastian-Rains croit finalement en son innocence (le "méchant" du film se sent pur, Bergman à l'opposé surmonte la nazisme de son père commme une souillure quasi sexuelle), et cet aveuglement repose sur l'ignorance de ce fait: le meurtre passionnel, violent et imotivé, et le meurtre politque portent sur le même sujet. Rains veut croire en une différence de nature entre les victimes des deux types de situations, n'en perçoit pas l'identité (le film me fait penser un peu à l'analyse du totalitarisme d'Arendt sur ce plan, qui date des mêmes années, mais il faudrait développer). S'il y a une oppostion entre deux régimes et deux ordres, elle est interne àce à quoil le film s'oppose, et non pas entre la CIA et les nazis, le corps féminin de Bergman et le cynisme viril des espiosn . Je crois que Bergman est solidaire des espions, car elle a la même mauvaise conscience politique de ne pas avoir fait plus qu'eux avant et pendant la guerre. Sebastian est plus complexe, il au coeur d'une ambiguïté qui est à la fois collective, politique et sexuelle , personnelle: il vaut à la fois aimer et plaire (ne pas choisir entre sa femme et sa mère, mais aussi ne pas choisir entre sa conscience et sa patrie), tout en hiérarchisant les objets respectifs des deux passions, alors que la conscience démocratique imposerait soit un choix entre ces deux fonctions, soit une sorte de nivellement dans la valeur accordée à leur objet. Je crois que ce qui est au centre du film, c'est une défense de la démocratie, qui s'appuie sur ce qui est sans doute pour Hitchcock, l'attitude psychologique qui la conditionne, plus que la représentation d'un ordre qui la rend ambigue (cet ordre est présent dans le film et fonctionne comme un voile, qui refoule de façon réussie ce qui l'a permis, mais pas comme un sous-texte). Pour tout dire, je ne suis pas sûr que le film soit très féministe (déjà le personnage de Leopoldine Konstantin en nazie vieille fille à sang froid) mais le jeu d'Ingrid Bergman amène une dimension féministe qui déborde la vision du réalisateur, un personnage à l'autre extrémité de sa carrière comme dans Sonate d'Automne.
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