Double programme : harcèlement et arme blanche à coupler avec Someone’s Watching MeSynopsis : après avoir été plantée par son petit ami flic, Alice White se retrouve invitée chez un peintre. Quand celui-ci abuse d’elle, elle le poignarde à mort avant de prendre la fuite. Alors que l’affaire fait les gros titres des journaux, un témoin de la scène fait chanter l’inspecteur, chargé de l’enquête, et son amie.Tout l’art d’Alfred Hitchcock (le GOAT comme disent nos amis, les jeunes) aura été de se confronter, à tous les niveaux avec les conventions d’un genre et les clichés qui en résultent. Et cet exemple de 1929 démontre que ces derniers étaient déjà bien ancrés dans l’inconscient populaire alors que le parlant n’en était encore qu’à ses débuts. À ce sujet,
Blackmail possède deux versions, une muette et une, plus connue, parlante qui a lui été imposée par la production. Et l’on peut s’apercevoir que Hitch approche déjà cette nouveauté comme un obstacle de plus à franchir afin d’atteindre le zen du tout par l’image.
Dès le début du film qui montre une arrestation d’un suspect sans que l’on en connaisse les tenants et aboutissants (l’arrivée en trombe des flics en fourgonnette), l’action prend le pas sur l’exposition et le prologue reste principalement muet. Tandis que le suspect lit un journal - sur lequel on peut voir des photos de gens en pleine course : persistance de la précipitation des images de sortie des flics du début – il aperçoit dans un miroir les policiers arriver. La démonstration de la procédure d’arrestation pose les bases de ce qui va pendre au nez de l’amie de l’enquêteur, autant coupable que victime. Son nom : Alice White évoque tant Lewis Carroll que la couleur de la pureté.
Des images dans des images : le procédé va se répéter tout du long, notamment avec ce portrait de pitre, présent dans la scène centrale et essentielle du meurtre, qui va revenir tout du long souligner la culpabilité des protagonistes autant que du spectateur, vers qui son doigt est pointé. Hitchcock sait déjà qu’une image vaut un long discours et même une infinité de propos, puisqu’elle peut adopter un sens différent selon son utilisation. Hitch s’amuse donc à ce que la mise en place du chantage se fasse devant un étal de journaux : la place de l’image est omniprésente dans une société où la dèche pousse au crime (l’explication du maître-chanteur). Ayant conscience que ses contemporains sont d’ores et déjà d’avides consommateurs de faits-divers et de divertissements, il fait montre d’une réelle assurance pour détourner les passages obligés monotones et les rendre attractifs. Ainsi, quand le flic emmène sa compagne au restaurant, ils sont cadrés, devant une porte à barreaux comme si ce dernier l’emmenait, en la saisissant par le bras, au mitard. Et quand il veut montrer la pauvresse rentrer chez elle dans un walk of shame de meurtrière, il illustre les passants qui la croisent devenir fantomatiques avant de lui faire observer une enseigne clignotante sur laquelle apparaît un couteau. Parfois, certaines trouvailles visuelles tombent un peu à l’eau comme cette mise en image d’un appel téléphonique avec dans le même plan la bouche d’un des interlocuteurs et l’oreille de l’autre, mais qu’importe l’idée est avant tout de tuer l’ennui. Ainsi, avec l’interrogatoire d’un témoin âgé : la petite vieille met au moins une minute à chausser ses lunettes avant de livrer sa déposition, suivi d’un montage kaléidoscopique de mugshots de suspects.
L’utilisation du son, qu’il voit au départ comme une plaie, devient une poignée de munitions de plus à accrocher à sa ceinture. On cite souvent, pour Blackmail, le « Knife, knife » qui revient sans cesse dans une conversation quand une cliente, un brin casse-couille, n’arrête pas de jacter du meurtre tandis que notre héroïne, rongée par la culpabilité, tente de prendre son petit déjeuner en paix. Mais là où Hitch est encore plus balaise est qu’il choisit une actrice qui détonne par rapport à ce qu’on peut voir dans les muets. Du coup, l’opposition est totale entre Anny Ondra qui la boucle et exprime son tourment par ses lèvres pincées et ses yeux de biche apeurée et cette nouvelle race de personnage secondaire à la grande gueule toujours active. Et bien entendu, l’utilisation du son sert aussi à jouer sur les nerfs des héros comme du spectateur : bien avant d’avoir Bernard Herrmann sous la main, Hitchcock insiste sur un canari strident ou sur le sifflement du maître-chanteur pour mettre à mal la patience dans un cas de Alice qui se lève de sa nuit agitée, dans l’autre de l’inspecteur qui doit payer un repas au truand.
Ces astuces sonores viennent compléter un visuel mémorable. Au cœur de la scène de meurtre surgit donc la représentation d’une femme au poignard à demi-nue avec ce que cela charrie d’évocation autant sur la nature de l’agression masculine et sur le poids de l’imagerie érotique des romans de gare, notamment les pulps. La scène est saisissante et le fait que l’actrice provienne du muet rajoute en efficacité à la pantomime glaçante de son traumatisme une fois l’agression et le meurtre passés (derrière des rideaux à l’apparence vaginale). Les yeux écarquillés, la bouche fermée, les cheveux en bataille et les mouvements robotiques de ballerine mécanique : c’est ici une image séminale du thriller érotique qui va se déployer au fil des générations sous différentes formes au gré des mouvements sociétaux et de la censure, à commencer par la filmo de Hitchcock lui-même.
(note le nœud coulant improvisé par l'éclairage après qu'elle a écrit sa lettre d'aveu : c'est qui le patron, là, ho ?)En parlant de censure, Hitch expliquait à Truffaut que la fin a été changée à demande des producteurs.
La fin est donc ironiquement plus amorale, et peut-être de cette concession le convainc de continuer à se concentrer sur l’accusé ou l’accusée plutôt que sur les enquêteurs, et de varier les degrés de culpabilité de ces derniers. Dans ce meurtre de
Blackmail, on pense évidemment en particulier à Grace Kelly qui tue pour se défendre son assassin dans
Dial M for Murder, dans une scène filmée « comme une scène d’amour » pour reprendre le cliché analytique habituel.
Mais on a également en germe tout un pan du film noir dans laquelle la femme peut être à la fois séductrice, dangereuse, innocente, fragile ou démente. Une image à la pureté graphique indéniable qui évolue dans un petit théâtre de la cruauté comme dans ces plans où la chambre du peintre ressemble à une scène à laquelle l’héroïne -une Alice aux pays des emmerdes- tente à tout prix d’échapper.