Al-Asfour ou
Al Usfur (
العصفور) en VO.
Juin 1967, à la veille de la guerre des Six Jours. Un jeune officier et un journaliste se croisent sur la piste d'Abou Kheidr, un puissant bandit sévissant dans le sud de l’Égypte. Pendant ce temps, dans le Sinaï, les soldats attendent le début des hostilités...On flippe un peu en rentrant dans le film sans bien connaître le contexte historique et politique compliqué qui fait sa toile de fond. Mais, comme il le sous-entend dans son texte d'ouverture bien pompeux, ce n'est pas tant les raisons de la guerre que Chahine entend donner à voir, que les raisons de la défaite. Sa narration typique en mille feuilles prend ici des allures définitives de bombe à fragmentation : chaque personnage ouvre à deux ou trois seconds rôles, les enjeux généraux se parent sans cesse de bifurcations inattendues (la révélation des parents, pour n'en citer qu'une), et pourtant toutes ces histoires se croisent et se recoupent à n'en plus finir. Le film en devient souvent difficile à suivre : dès qu'on évoque une personne, une situation ou une idée, un plan s'intercale, une image s'invite sans prévenir pour repartir aussitôt, le passé et l'ailleurs se mélangeant sans la moindre contrainte à un récit de toute façon déjà fragmenté en enjeux et en personnages. Mais bizarrement, c'est la première fois chez Chahine que cet éclatement me semble moins viser le baroque (le chaos quasi-improvisé, le désordre joyeux, la pulsion de vie) qu'une sorte de modernité (un grand puzzle analytique que le film s'épuise à ne pouvoir reconstituer).
C'est que, du plus concret au plus abstrait, de la promotion des ordinateurs au souvenir du père poète, le kaléidoscope de ces éléments vise d'abord à dresser le portrait d'un pays explosé de l'intérieur (de corruption, d'idéaux dont on a pas encore admis qu'ils sont morts et enterrés), et qui ne demande que cette petite étincelle qu'est la guerre des Six jours pour s'effondrer. C'est surtout ce maillage que le film réussit à mettre en lumière : cette impression que le problème ne tient pas à un mal local (ce bandit étrangement invisible après lequel tout le monde court) mais à un univers entier qui s'écroule.
Le final a du coup un goût assez particulier : Chahine semble vouloir y peindre une révolte et une réaffirmation de la souveraineté du peuple, alors qu'il filme cela comme une explosion - celle-là même qui fait valdinguer, d'un souffle indifférent, tous les enjeux scénaristiques patiemment construits en 1h40 de film. Le seul marqueur qui reste lisible dans le chaos, comme souvent chez lui, est celui des générations : jeunes encore sauvegardés, grands-parents et anciens jouant le rôle de complices, le tout face à des adultes corrompus, complotant sur le dos de leurs enfants qui, à leur niveau (le journaliste, le soldat, le religieux) recréent un embryon fragile de société idéale.
Ce qui est assez fort, c'est que tout ce qu'on retient de ce tableau conserve obstinément les formes de l'intime : l'amitié, l'érotisme, l'amour débordant, semblable à celui qui brille dans l’œil de celui qui filme. Je cache pas que je reste un peu frustré, tant le foisonnement du film ne laisse que peu de temps à ces histoires personnelles de s'épanouir pour elles-mêmes (bien que cette affection partagée ne se révèle jamais mieux qu'à travers les évènements et les contraintes annexes, dans l'urgence), et du coup je ne sais pas trop comment le film vieillira. Il reste que le dernier Chahine vu m'avait laissé une sensation d'inachevé (trop de bordel, trop de confiance dans l'énergie du trait) et que celui-ci, colérique et rigoureux, relève grave la barre.
Concernant le DVD (coffret Pyramide) : pas terrible, malheureusement. La copie d'origine semble correcte (pas de pellicule qui crashe, pas de problème de son, définition satisfaisante). Mais le film a été passé à un réducteur de poussière harcore qui en lisse le rendu au point de parfois transformer l'image en tableau pointilliste, et les scènes nocturnes, bouffées de noir, sont souvent illisibles...