Bon, je continue mes copiés-collés...
1. LA NUIT DU CHASSEUR – Charles Laughton
Charles Laughton avait, sous son imposante corpulence, un cœur de petit poucet : son unique réalisation, pépite intemporelle à l’écart des modes et des influences, le prouve. Film d’une simplicité biblique, qui retrouve l’essence des grands contes éternels et fait palpiter toutes les émotions et toutes les peurs de l’enfance, cet enchantement de lumière et de ténèbres offre à Robert Mitchum, en prédicateur halluciné tour à tour terrifiant et ridicule, son plus grand rôle. Peu de films possèdent une telle force expressionniste, convoquent à ce point, et avec une telle évidence, tous les mythes universels : inventant un temps paradoxal, distillant une atmosphère surréelle d’un romantisme noir, plongeant au plus profond du fantastique quotidien, l’envoûtante
Nuit du Chasseur me vaut un ensorcellement renouvelé à chaque vision. Là encore, le film est constellé d’images inoubliables, comme cette barque coulant au clair de lune sur une rivière argentée, ou comme les cheveux dans l’eau de Shelley Winters, flottant tels des algues. L’esthétique ciselée dans les ombres est sublime, l’apparition de Lillian Gish (icône du cinéma muet auquel le film rend un hommage direct) magnifique dans sa pureté... Bref, ce doux cauchemar n’a pas pris une ride et reste l’un des plus beaux films de l’histoire.
2. LA SOIF DU MAL – Orson Welles
Paria à Hollywood exilé en Europe, Orson Welles est appelé par Charlton Heston pour adapter un polar médiocre de Whit Masterson. Le génie accepte : il transforme le roman de gare en vision goyaesque de la corruption, en réflexion sulfureuse sur l’ambiguïté de la justice, la réversibilité du bien et du mal, l’ambivalence des êtres. D’une virtuosité stylistique hallucinante, le film enchaîne les morceaux de bravoure à un rythme haletant, depuis le plan séquence d’ouverture, légendaire, jusqu’à un final shakespearien au cœur d’un no man’s land jonché de mares et de poutrelles. L’affrontement prodigieux entre Vargas, le vertueux inspecteur mexicain qui sera obligé de transgresser les lois pour vaincre son ennemi, et Quinlan, le flic américain pourri auquel Welles confère une dimension mythique, est filmé dans une atmosphère poisseuse au possible, sous des angles décadrés et une lumière ténébreuse qui transforment le monde en cauchemar baroque. De cet univers infernal, illuminé seulement par la beauté de Janet Leigh, innocence exposée au mal, Marlene Dietrich est le témoin désabusé : elle semble être la seule à comprendre que le secret des êtres est une notion qui échappe à tout jugement humain. "He was a man", dit-elle en parlant du monstre déchu tué par son ami, nouveau Iago. Conclusion extraordinaire d’un film noir qui l’est tout autant.
3. SUEURS FROIDES – Alfred Hitchcock
Par où commencer ? Comment synthétiser en quelques lignes la profondeur abyssale, la richesse, la maîtrise de ce chef-d’œuvre légendaire du septième art, pilier fondateur de bon nombre de passions cinéphiles ? Dire pour la énième fois que l’enquête menée par Scottie (James Stewart, frémissant) n’est qu’un alibi : le film traite d’une obsession morbide et passionnelle aux accents de tragédie. Tenter de saisir l’architecture, les spirales et la virtuosité d’une mise en scène dont on n’en finit pas de découvrir la méticulosité chorégraphique, les échos picturaux, l’extrême complexité : mission impossible. Comprendre que
Sueurs Froides, sous des airs de thriller, est une poignante histoire d’amour idéalisé (donc impossible à concrétiser), qu’il nous invite à une plongée introspective, suit le trajet mental d’un homme pris au piège du désir nécrophile et de la fatalité. S’apercevoir que l’atmosphère lyrique et fantasmagorique de l’œuvre, sa portée presque mythologique, les brèches béantes qu’elle ouvre sur le faux-semblant, la psychanalyse, le rêve, la mort, suscitent la plus profonde des fascinations tout en révélant le désespoir infini de l’intrigue. S’arrêter là et laisser chaque spectateur s’emparer du film le plus douloureux du maître, pour qu’il s’abandonne, à son tour, au vertige.
4. RASHOMON – Akira Kurosawa
Difficile de préférer un film parmi tant de chefs-d’œuvre dans la filmographie d’Akira Kurosawa. Je suis fou d’admiration devant ces monuments épiques que sont
Les Sept Samouraïs ou
Kagemusha, fresques de bruit et de fureur sublimées par la splendeur des images et la force dramatique des intrigues. Mais mon préféré est peut-être
Rashomon plutôt que les tous les autres, parce que l’humanisme de l’artiste y trouve sa plus belle expression, parce que sa plastique, lustrée dans les ombres et les lumières d’une nature somptueusement photographiée, n’en finit pas de m’émerveiller, et parce que ses recherches inédites sur la construction dramatique, en plus d’avoir profondément renouvelé le traitement classique du récit, amènent à la plus profonde méditation sur la fragilité de la vérité humaine. Œuvre d’une plénitude absolue, dont la durée des plans, leur rapport harmonieux, la perfection de leur composition défient les lois de l’analyse cinématographique, œuvre éminemment panthéiste également, dans la façon dont il relie les êtres, les choses et la nature en une alchimie poétique,
Rashomon est une de ces expériences cinématographiques dont on émerge un peu ivre tant tout y témoigne de la plus haute exigence.
5. ORDET – Carl Theoor Dreyer
Dreyer disait qu’
Ordet était le seul de ses films qui exigeât de son spectateur qu’il soit croyant. Dans un univers livide et funèbre où, bien réelle pourtant, la chaleur même est froide, l’accord profond avec la vie, la terre et la chair s’établit pour la première fois au plus près de la mort, au plus près du mal et du péché (d’orgueil, d’intolérance), au plus près de l’irrationnel. Œuvre profondément stylisée, conçue sur des partis pris affirmés tant dans le cadrage que dans sa lumière feutrée et diffuse,
Ordet s’attache à faire sentir l’absence de la spiritualité dans un univers pourtant profondément marqué par le religieux : le débat qui s’y livre n’a pas pour thème quelque question de théologie abstraite, mais bel et bien les rapports concrets, physiques, de Dieu et de l’homme : la prière, la parole, parvient-elle à Dieu et Dieu lui répond-il ? Tout le film est construit sur cette question, et lui offre une réponse à travers la scène finale, amenée avec une rigueur absolue, où les personnages vont jusqu’au bout de la mort pour retrouver la vraie lumière, la vie de l’esprit. Dreyer y atteint un degré de transcendance dont je comprends qu’il puisse transformer celui qui en est témoin.
6. MIRAGE DE LA VIE – Douglas Sirk
L’apothéose du mélodrame flamboyant, une œuvre aussi subtile que riche et déchirante, à travers laquelle le maître Douglas Sirk, assortissant la tragédie d’un vibrant plaidoyer antiraciste, fait passer la vie, la mort et l’amour essentiellement par ses figures féminines, puisant dans une certaine théâtralité le moyen de tout exacerber : les relations entre enfants et parents, les différences culturelles, les rivalités familiales, les ambitions personnelles, les blessures intimes de personnages préférant qui se mentir à elle-même plutôt qu’affronter les difficultés de l’existence, qui se sacrifier pour préserver le bonheur de sa fille. De la fuite d'un des héroïnes devant l’injustice sociale à l’attitude égoïste d’une autre, perdue dans son rêve de gloire, jusqu’à cette conclusion au lyrisme démesuré où les larmes semblent se déverser sur l’écran tandis que les chevaux blancs et la splendeur des funérailles emplissent l’image,
Mirage de la vie marque l’apogée de l’art sirkien, par ses sujets puissamment évoqués, la multiplication de ses images somptueuses, de ses couleurs baroques et de leurs reflets qui suggèrent l’irréalité dans lequel se noient les aspirations -
mirage de la vie.
7. HIROSHIMA MON AMOUR – Alain Resnais
A l’heure où ses confrères de la Nouvelle vague (Godard, Truffaut) investissent un nouveau champ de fiction en réglant leurs comptes aux vieilles traditions de la "qualité française", Alain Resnais, déjà célèbre comme documentariste engagé (
Nuit et brouillard, pierre angulaire du cinéma moderne), provoque rien moins que ce qui est peut-être la plus grande révolution cinématographique de la seconde moitié du siècle. Poème incantatoire, viscéralement incarné par le texte psalmodié de Marguerite Duras et porté par une écriture d’une nouveauté radicale,
Hiroshima mon amour verbalise les mécanismes psychiques de la mémoire et de l’oubli en une envoûtante construction musicale, un balancement des contraires, une temporalité ralentie, des rimes visuelles et des images mentales dont la brutalité elliptique marient la passion physique et le traumatisme nucléaire. On dirait du Antonioni avant l’heure, mis en scène par Eisenstein, avec en prime une charge de sensibilité qui ne doit rien à personne. Cinquante ans après, on mesure encore le bouleversement opéré par ce film-essai, manifeste récitatif unique dans l’histoire du cinéma.
8. BOULEVARD DU CRÉPUSCULE – Billy Wilder
Billy Wilder a l’humour grinçant : avec
Boulevard du crépuscule, il fait raconter l’histoire par la voix désabusée d’un cadavre flottant dans la piscine d’une luxueuse villa de Sunset Boulevard, le corps criblé de balles. Au sommet de son inspiration, le cinéaste orchestre le plus fascinant et ensorcelant apologue sur la grandeur et l'agonie de la mythologie hollywoodienne, véritable oraison funèbre où les stars, vivant seules dans leurs propres Xanadu, enterrent les chimpanzés qui leur servent de campagnons, où les valets-réalisateurs ruminent leurs gloires révolues, où les actrices, quasiment momifiées dans une grandeur déliquescente et morbide, déclament aux gigolos qu’elles engagent leurs rêves de célébrité. Depuis Wilder, aucun cinéaste n’a dépeint avec une telle acuité la réalité mortifère et anthropophage de la capitale du septième art : reflet d’un temps aboli, d’une mémoire du cinéma qui se distord dans une troublante et pathologique majesté, ce film noir au romantisme décadent conjugue de façon fulgurante les penchants expressionnistes, le goût de la tragédie et l’ironie caustique d’un des plus grands cinéastes du monde.
9. LES FRAISES SAUVAGES – Ingmar Bergman
Ingmar Bergman n’a pas quarante ans lorsqu’il réalise le plus beau des films testamentaires, le magnifique bilan existentiel d’un vieil universitaire, couvert d’une nostalgie prégnante, où la féérie d’un temps retrouvé par les dérèglements de la mémoire se marie à une hauteur de vue et à une mélancolie suave qui cèderont par la suite la place à une dureté et à une amertume sans appel. En une approche lucide et bienveillante de la vieillesse, très éloignée de l’angoisse existentialiste de son précédent
Septième Sceau, le cinéaste égrène un cortège de regrets et de récriminations, mêle ses grandes interrogations métaphysiques (la vie, la mort, Dieu...) aux questions morales (le couple, la solitude, l’égoïsme, le bonheur terrestre...) dans un style qui doit autant à l’expressionnisme qu’à la tradition symbolique du cinéma muet nordique. Superbement interprétées par Victor Sjöstrom, ces
Fraises sauvages distillent une émotion tour à tour inquiète et radieuse, inventant des images et des scènes mémorables (à l’instar du rêve surréaliste qui ouvre le film) jusqu’à une conclusion d’une sérénité et d’un apaisement totals.
10. LA MORT AUX TROUSSES – Alfred Hitchcock
Le film total, l’un de ceux dont on peut dire qu’ils atteignent la perfection absolue et concrétisent de façon la plus complète l’idée que l’on se peut se faire d’un cinéma de fantasme pur : Hitchcock désigne ici le point d’achèvement d’un art qui tire son existence même du désir du spectateur de
se projeter. Jamais le terme divertissement ne fut mieux appliqué à un film, jamais peut-être le cinéaste ne poussa à ce point le jeu constant entre l’invraisemblable, le plaisir incomparable d’une fausseté revendiquée, et le souci persistant des apparences, des corps et de la plausibilité. De fait,
La mort aux trousses n’est pas que le modèle insurpassable du cinéma de distraction, c’est aussi un véritable manifeste théorique, fondé sur la contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité, et tirant jusqu’à son amplitude maximale tout un nuancier de styles et de tons, tout un arc des genres possibles (espionnage, suspense, romance, comédie...). Enchaînement étourdissant de morceaux d’anthologie (existe-t-il un film possédant davantage de séquences mythiques ?), cette œuvre inaltérable témoigne de la plénitude artistique absolue à laquelle était arrivé Hitchcock à la fin des années 50.