Votre discussion ravive mon intérêt pour le film, que j’avais laissé de côté, parce que je ne savais pas quoi en faire, quoi en penser.
Art Core a écrit:
Ce qui frappe c'est surtout l'ambiance, cette façon de filmer les lieux, chaque décor a quelque chose, cette boîte et son mur rouge, ce commissariat dans des coursives d'église décaties et évidemment ce bowling, coincé dans un tunnel sans issue avec l'appartement juste au-dessus. C'est d'ailleurs marrant parce que ça renvoie à la disposition des décors de Travolta & moi où l'appartement était situé juste au dessus de la boulangerie familiale.
Remarque très intéressante. Au mieux, les critiques ne retiennent que le Saturne du titre, et personne parle du bowling. Pourquoi un bowling ? Ca a l’air très important pourtant, puisque dans l’entretien qu’elle donne aux Cahiers, Mazuy dit que le désir de filmer un bowling est quasiment à l’origine du film.
De fait, dans mon esprit, le bowling, c’est très proche de la patinoire de "Travolta et moi" : un lieu lié à l’adolescence, à la liberté de cet âge. Un lieu d'exercice du corps ; de socialisation et de drague. Un truc lié aussi à l’Amérique, c’est-à-dire aux lointains, à l’ailleurs, un rêve et une promesse quand on naît à Châlons sur Marne comme dans "Travolta et moi".
On gagne beaucoup, je pense, à regarder le film en se dégageant des considérations morales sur le mal, sur la masculinité toxique, ce genre de trucs déjà usés par le rouleau compresseur journalistique. Mazuy n'est pas une cinéaste qui pense en termes de bien et de mal : elle pense en termes de lieux, de territoires (pour filer la métaphore cynégétique du film). Et ce qu'elle décrit dans ses films, c'est toujours un processus d'individuation, de réalisation de soi-même, tout un difficile processus d'apprentissage, de libération personnelle, qui passe par ces lieux, qui s'accomplit et se conquiert sur ces territoires. Ca marche pas toujours : ces films racontent aussi la violence, les sacrifices que cette liberté exige, dont tous les personnages ne sont pas capables.
A chaque fois donc, ses films s'organisent autour d'un lieu bien précis, qui est désirable pour le personnage parce qu'il est censé être un lieu d'émancipation, au sens fort : la patinoire dans "Travolta", l'école pour filles dans "St Cyr", le haras dans "Sport de filles", le bowling ici. Comme tu le fais remarquer pour "Travolta et moi", ce lieu en principe se distingue et même s'oppose au foyer familial : d'un côté, la maison/boulangerie, lieu du travail, de la famille, de l'ordre, de l’obéissance ; de l'autre, la patinoire, les amis, le petit copain qui lit Nietzsche et Rimbaud, c’est-à-dire la liberté et la jeunesse ; tout un programme plus stimulant que celui de tenir la caisse de la boutique.
Tout le problème dans "Bowling Saturne" vient de cette confusion entre le foyer familial et le bowling, entre le lieu de l'obéissance et celui de l'émancipation. C’était aussi le cas dans "Peaux de vaches", le film dont il se rapproche le plus : justement, les deux frères se retrouvaient dans la ferme familiale, ça tournait très mal, on frôle le pire, ils sont pas loin de s’entredévorer comme ici.
On peut parler de territoire parce que dans chacun de ces lieux règne en maître une espèce de divinité tutélaire, un grand fauve qui est le roi du lieu : Travolta à la patinoire, Mme de Maintenon à St Cyr, Bruno Ganz dans le haras de "Sport de filles", le père ici, qui règne sur le bowling comme un spectre terrifiant, à la Shakespeare. Ces personnages sont des maîtres, dans tous les sens du terme : maîtres qui promettent l'émancipation, ou qui représentent cette promesse pour le personnage. Maître que l’élève doit si bien imiter qu’à la fin, il finit par se détacher de lui, par le dépasser, pour suivre sa propre voie, comme la gamine de "Travolta" qui déchire ses posters à la fin, parce qu’elle n’a plus besoin de lui. Mais maître aussi dans un sens moins positif : le Maître peut écraser autant qu’il peut libérer, il peut condamner à l’imitation servile, à la soumission, et non à la réalisation de soi.
L’émancipation, chez Mazuy, c’est pas un exercice de contemplation : c’est un risque, un danger, un sport extrême, où on peut tout gagner ou tout perdre.
Tous ces lieux d’émancipation ont un point commun : ils se situent entre l'école et la salle de sports ; c’est toujours plus ou moins un gymnase. L'émancipation chez Mazuy n'est pas une affaire de savoir, de livres à lire, de connaissances à retenir. C'est une question beaucoup plus physique : on est davantage dans le dressage du corps que dans le processus éducatif habituel.
L’éducation comme émancipation, c’est du dressage, il en va pour les hommes comme pour les bêtes : c’est un processus par quoi on s’arrache à la nature, pour s’élever, devenir meilleur, plus fort, se tenir plus droit. Pour les filles de "St Cyr", de "Sport de filles", de "Travolta", c’est un travail sur soi par quoi s’acquièrent les techniques du corps grâce auxquelles elles prennent la mesure de ce qu’elles peuvent. C'est pourquoi les animaux tiennent une si grande place dans beaucoup de ses films : les chevaux dans "Sport de filles" et dans "St Cyr" ; les animaux de la ferme, le chien dans "Peaux de vaches" ; le lion, les animaux d’Afrique ici.
Art Core a écrit:
ce personnage tellement fascinant d'Armand, incarné par un acteur limité mais au physique fascinant, entre la brute et l'enfant avec un constant sourire espiègle au coin des lèvres.
Oui, c’est important à noter. Il ressemble à un ado. Le bowling, ça devrait être pour lui le lieu d’une domestication de ses désirs, lui qui en est encore à la branlette compulsive, qui sait pas draguer, aborder les filles, quand le film commence.
La tragédie que raconte "Bowling Saturne", selon moi, c’est celle d’une émancipation monstrueuse, qui prend cette forme totalement criminelle, presque cannibale, du seul fait que le lieu d’émancipation soit confondu avec le foyer paternel – où le Maître est en même temps le Père, et où le fils n’a pas d’autre choix que de se réaliser en imitant le Père, au lieu de s’en délivrer.
L’émancipation chez Mazuy, ça veut toujours dire : fuir la maison familiale. L’image-clé de son cinéma, c’est celle qui se trouve à la fin de "St Cyr" et à la fin de plein de westerns : partir, monter sur son cheval, aller à l’aventure, vers son destin, c’est-à-dire s’extraire du territoire familial, à la conquête de celui qui nous appartient en propre (et pas en gérance, comme le bowling ici). "Un territoire à soi" : ça pourrait être le titre de sa biographie, si elle s'appelait Patricia Wolf.
Tout le problème ici est qu’on ne sort pas de l’antre paternel, prolongement du corps paternel, sur le modèle de Saturne, qui gardait ses enfants dans son ventre, pour les empêcher de naître à eux-mêmes et de devenir rois à sa place, si on suit la piste mythique.
Si je parle d’émancipation quand même, bien qu’elle prenne ici une forme monstrueuse, c’est parce qu’au début, Armand n’est rien du tout : il bouffe son sandwich dans la rue la nuit ; il dort dans les bagnoles des autres ; il se branle sur des parkings pour des filles qui le calculent même pas ; un rien du tout, un nobody, il existe pas. Sans foyer familial, et sans territoire à lui, donc sans identité, sans existence individuelle : une ombre.
Son existence commence avec la mort du Père, l’héritage, le bowling. D’un coup, le personnage est transformé. Il met un blouson noir en python, il devient quelqu'un, il règne sur la nuit et sur le bowling. Les filles lui sourient, le remarquent, le suivent chez lui. Pour une fois, on le voit, on le remarque, on le reconnaît – lui qui a un besoin maladif, obsessionnel d’être vu, reconnu, aimé, faute de l’avoir été par son père. Transformation totale, du moins en apparence.
J’insiste là-dessus pour éviter un écueil : le couplet ennuyeux sur la bête humaine, sur le surgissement des pulsions primitives de prédation, de chasse. Pour moi, cette interprétation ne fonctionne pas, précisément parce qu’Armand n’était rien avant de devenir un chasseur : c’est dans le même mouvement qu’il s’individualise, devient qqun, et qu’il devient un être sauvage, meurtrier, un prédateur sans pitié. Sa transformation en chasseur n’est pas représentée comme une régression, mais comme un progrès, aussi monstrueux soit-il. C’est pour ça, aussi, que le film n’a pas grand-chose à voir avec des questions morales, parce que du point de vue d’Armand, ça paraît beaucoup mieux d’être un monstre que d’être un nobody.
Je parle d’émancipation monstrueuse, parce qu’elle est ici la parodie d’une libération véritable, sa version dégénérée, bâtarde (pour parler dans les termes aristocratiques qui sont ceux du cinéma de Mazuy, où il s'agit toujours de devenir un roi comme Travolta) : elle se limite à une imitation servile du Père/Maître, c’est-à-dire ici à une amplification monstrueuse des techniques de chasse. En réalité, Armand n’apprend rien au cours du film, il n’acquiert rien qui lui appartienne en propre : il manque le dressage, tout le processus de transformation de soi qui prend du temps en principe. Là, sa transformation est instantanée : nobody un jour, roi de la nuit le lendemain. Ce n’est pas une transformation authentique : c’est un changement de costume, une simple mue, un changement de peau et de non de corps. C’est son corps entier qu’il lui aurait fallu travailler et maîtriser, au lieu de simplement revêtir la peau de python du Maître.
La première scène de meurtre, ce n’est pas l’accouchement d’un tueur-né. Il n’est pas question de mal qu’il aurait dans la peau ou je ne sais pas quoi. C’est une perte de contrôle de soi (tout le contraire, précisément, de ce à quoi il faut parvenir, selon Mazuy). C’est un ado soudain débordé par ses désirs, pour qui jouir, ce serait soumettre l’autre à son désir. Ou bien c’est un chasseur débutant, mal initié, qui est soudain dépassé par la frénésie de la chasse (les manuels de chasse anciens parlent de ça, de cette fureur qui s’empare parfois du chasseur, quand il est pris, débordé par l’énergie de la meute, de la poursuite, les cris des chiens, l’excitation qui naît de la course, du sang, au point qu’il se met à tuer ses chiens ou ses compagnons).