Emma (Jane Austen)
Le livre sonne comme un accomplissement de l’œuvre d'Austen (les codes, manières, et interprétations de comportements, tout cela est cette-fois vraiment ostensiblement placé au centre de l'ouvrage, au point d'en devenir le sujet). Pourtant (ou peut-être à cause de cela), le livre m'a paru peu aimable. Il y a peut-être simplement une couille liée aux rouages Austeniens qu'on commence petit à petit à reconnaître : le quiproquo dont le mystère va occuper tout le premier tiers du livre est grillé très vite, sans parler de l'amant final et promis qui se devine comme le nez au milieu de la figure. Le roman jouant en partie du suspense sur ces questions, c'est un problème. Mais le souci est plus profond : les codes de société ne semblent plus être le labyrinthe à travers lequel vont survivre les passions, mais une fin en soi. La mise en avant des rapports de classes, la nécessité de ne côtoyer que son propre milieu social, l'importance donnée au sang, tout cela est traité avec un respect suffisant qu'il serait certes anachronique de dénoncer, mais qui rend malgré tout la lecture très désagréable - d'autant que je ne trouve pas le roman si lucide que ça sur les errements de son héroïne.
Il reste cette capacité assez magistrale à éveiller notre intérêt pour toute cette diplomatie absurde des rapports en société, à déchaîner d'immenses tempête dans le plus petit des verres d'eau. Ça se lit tout seul, mais grosse déception, donc.
1Q84 (Haruki Murakami)
Relative déception ici aussi, même si la plume de Murakami est délicieuse, et que ça m'a bien donné envie d'aller lire d'autres romans de lui (on me dit qu’apparemment c'est loin d'être son meilleur livre).
Le premier livre est superbe. L'alternance de deux personnage pourrait condamner le récit à une espèce de course (cliffhanger sur cliffhanger), mais il n'en est rien : chaque chapitre développe une situation ou une question qui lui est propre, et qui plus d'une fois peu sembler secondaire du point de vue de l'intrigue, mais qui est traitée calmement, pleinement, dans sa singularité. C'est très satisfaisant à la lecture, car à la fois le mystère à résoudre ne prend jamais le dessus sur les personnages et leurs émotions, et on a jamais l'impression de faire la course. L'autre belle chose, c'est que la science-fiction y est "douce" : elle reste une sorte de caisse de résonance fantastique aux tourments des personnages. Ça se fait de trois façons différentes : soit en se contentant de suggérer le fantastique (une partie des éléments restera d'ailleurs inexpliquée) ; soit en le traitant rapidement et de face, quand il le faut (les personnages acceptent très rapidement l'état des choses, ne s'aveuglent pas trois chapitres inutilement) ; soit, quand il s'agit de le figurer, en passant par des images de fable, et l'écriture naïve et simple qui va avec (les little people, les deux lunes, tout ça évoque un conte qui aurait soudain croisé la réalité).
Le problème c'est que Murakami ne tient pas la distance. Dès le second livre, les situations arrêtent de varier d'un chapitre à l'autre, et le roman se met à se répéter dangereusement, épuisant ses personnages et ses situations sans en tirer grand chose de nouveau : tout ce qui a trait au père, à l’hôpital, par exemple, est un immense brassage de rien. Le deuxième livre bénéficie d'un gros coup de fouet en son centre, la fuite reconfigurant assez la situation pour bien relancer notre intérêt, mais c'est au prix d'une confrontation centrale très maladroite, à la fois dans le style (longs dialogues surexplicatifs et pourtant confus, on se croirait dans
Matrix), et dans ce que ça brasse (les trois livres, dans leur ensemble, sont je trouve très dilettantes avec l'imagerie de la pédophilie, dont ils jouent de manière complaisante et désagréable).
Le troisième livre, enfin, ne fait grosso-modo qu'étirer une seule et même situation sur tout le bouquin... Il y a forcément quelque chose à l’œuvre : quand le troisième point de vue arrive, et qu'on suit sur tous ces chapitres une enquête dont le lecteur connaît déjà tous les aboutissants, en avance sur le personnage, et que néanmoins ça se lit sans déplaisir, c'est qu'il doit y avoir quelque chose au travail là-dessous, quelque chose qui nous parle. Mais je trouve quand même les livres trop enclins à revenir encore et encore sur ses meilleures trouvailles, ad nauseam, au risque de se gâcher. Par exemple, quand le lecteur comprend tout seul le lien à partir de l'anecdote de la main empoignée, c'est magnifique : est-ce vraiment nécessaire que l'autre perso vienne ensuite commenter dans sa tête ce qui s'est passé, surexplicitant cent fois ce qu'on a ressenti ?
Bref, j'ai l'impression d'un beau gâchis, parce que c'est potentiellement un superbe bouquin de SF. Ce n'est pas tant une question de longueur et d'ennui (ça se lit très facilement), que la désagréable sensation de remplissage qui émerge au cours de l'avancée dans la lecture : il n'y avait clairement pas besoin de trois livres.