Ninjô kamifûsen (
人情紙風船) en VO.
Un samouraï désespéré s'est pendu. Une nouvelle journée commence, dans les rues des bas quartiers de Tokyo... Attention, gros morceau ! J'avais un peu peur d'un film impeccable mais terne, dans le sens d'une chronique sociale bloquée à l'état de constat dépité, de démonstration de la vie (des pauvres) comme elle va... Et c'est cela, en un sens : le film n'a pas l'envie de faire jaillir du quotidien un vertige tragique ou "métaphysique", comme c'est parfois le cas chez Ozu ou Mizoguchi. Par contre, un truc dont je m'étais déjà rendu compte en calant les sous-titres pour le ciné-club, c'est que quand bien même la situation décrite est anodine, le film nous rend "accro" : à n'importe quel point du film, en démarrant un extrait, on a envie de continuer. Ça attrape tout de suite l'attention, et ça ne la lâche pas. Entre autre parce que c'est très rapide, très rythmé, très dialogué - mais pas seulement.
À quoi cela tient, c'est difficile à expliquer, quoiqu'assez facile à circonscrire : à un rapport entre les personnages et l'architecture de leur quartier. Ça semble passablement abstrait et théorique, dit comme ça, mais devant le film c'est limpide. L'espace, à chacun de ses degrés (pièce, demeure, rue, quartier) fonctionne à l'image d'une maison japonaise aux panneaux coulissants : reconfiguration constante des lieux emboités, dévoilant soudain tout un nouvel espace (= partage d'un conflit dans l'espace public), ou se refermant pour en créer un plus intime (= refoulement d'un conflit dans l'espace privé) ; comme un meuble aux milles tiroirs cachés.
Et justement, c'est d'abord une vie de quartier extrêmement sociale que décrit le film, pas dans le sens d'une entente béate et harmonieuse, mais dans le sens d'une multitude de liens : rapports de forces, de statut, de camaraderie, de sexe, de clandestinité ou de débrouille... Les personnages semblent ainsi émerger de cette façon de filmer le quartier, tant ils sont d'abord approchés comme les nœuds d'une toile aux multiples connexions (semblant moins victimes de leur condition qu'agents actifs d'une horlogerie sociale où chacun joue son rôle). C'est d'ailleurs là que se nouera l'intrigue du film : dans le fait que l'un d'eux va essayer, par un coup de force, de reconfigurer la grande toile d'araignée...
Mais ce réseau éclaté est aussi, paradoxalement, une communion : une manière de tous les plonger dans la même galère, du chef mafieux au plus petit déshérité. C'est assez frappant de voir combien, dans le film, le monde se limite au quartier : on ouvre d'ailleurs les hostilités par cela, l'interdiction d'en sortir. Quartier certes grouillant, complexe, riche de relations et d’interactions, mais complètement coupé de l'extérieur, où même le plus puissant ne l'est qu'entre ces murs (à la limite, les policiers viennent du dehors, peut-être ? Quand bien même, ce serait révélateur, tant ceux-ci ne sont pas désirés par le quartier qui règle ses affaire entre-soi). Une sorte d'écosystème indépendant, en somme, qui de temps en temps coupe l'une de ses branches les plus pauvre pour maintenir son équilibre vorace.
Je pense que ça aura moins de fans que d'autres classiques japonais : c'est vraiment une radiographie sociale, toujours à hauteur humaine certes (pas la moindre trace de condescendance), mais qui semble tenir mordicus à son absence de lyrisme. La poésie découle en fait toute seule de l'ultra-précision du regard, sans forcer, et c'est vraiment un film impressionnant pour ça. C'est pas ultra-émouvant mais c'est une belle claque, et c'est assez court (1h26) pour que je vous le conseille sans avoir peur de déchaîner votre colère !
Concernant le DVD : Masters of Cinema a fait un impeccable boulot, et vu la fragilité du film au niveau de l'éclairage (beaucoup de noir, d'ombres, qui risquent souvent d'avaler des pans entiers de l'image), le choix de ne pas contraster outre-mesure est ici salvateur. Des sous-titres français faits par des fans sont dispos sur le net.