Épanchons-nous donc. (bon, évidemment ça SPOILE)
Le film fait partie du quatuor fondateur du genre (ou sous-genre ?) du Film Noir avec
Assurance sur la mort sus-cité,
Phantom Lady de Siodmak et
La Femme au portrait de Lang, avec qui il entretient des points communs. Mais, chose inédite, Preminger surclasse Lang sur la définition même du genre en établissant le canevas impeccable pour l’avenir. Ce n'est absolument pas un hasard si les décennies suivantes en viennent à offrir des
Vertigo,
Obsession ou
Lost Highway puisque tout prend sa source ici. La distinction notable entre le film à énigmes et le film noir est que le "comment ?" cède sa place au « pourquoi ? » sans qu’aucune réponse unique ne puisse s’imposer. Ainsi, dans
Laura, Preminger transpose le récit délibérément comme un songe tout en le maquillant en enquête classique.
Dès la première scène survient le décalage puisqu'on a cette caméra autonome qui longe un appartement vide et s'attarde sur les signes extérieurs de richesse et de culture de Waldo... "matez ma supériorité sur vous, la plèbe"... avant que n'arrive le détective, qui se retrouve à fixer un mur de masques en attendant qu'on l'invite. La voix-off expose clairement dès sa première phrase la situation : "Je me souviendrai toujours du week-end où Laura est morte". Tout le reste ne sera qu'embobinage.
Observons Waldo recevant McPherson dans son bain, les bras décharnés mais actifs tapant sur sa machine à écrire comme des ailes de vautour. Et McPherson qui s'assied à côté pour entamer à l'unisson les déclarations de Waldo à la police. On vient à peine d’entamer l’enquête que plus rien ne va : l’inspecteur n’est pas celui qui l’a entamée et il fait remarquer que Waldo est à la fois critique littéraire et de faits divers, articles au sein desquels il fabule complètement (et préfigure son acte… 48 ans avant
Basic Instinct). Pire, bien que suspect, McPherson va se traîner l’écrivain comme un assistant durant toute la première moitié du film. Preminger amorce également l’utilisation récurrente des miroirs quand Waldo se prépare et insiste sur son visage innocent.
Plus tard, les compères visitent la scène du crime qui est immaculée : aucun bandeau ou marquage ou sol… seul un appartement désolé comme un château abandonné où on laisserait enfin passer les rayons du soleil. Les mouvements latéraux soulignent l’enfermement progressif dans le lieu mental, et, surtout dans l’appartement de Laura, sur la position du portrait dans le cadre.
Suivant les plans, la Laura en portrait -la seule que nous connaissons pendant la première moitié- peut séduire, juger, railler ou implorer le(s) personnage(s) qui se trouve(nt) enfermé(s) avec elle dans l’image.
Ces deux procédés : déplacements latéraux + point d’ancrage dans le décor autour duquel on évolue, sont utilisés dans d’autres lieux. Quand Laura tente d’échapper à l’emprise de Waldo, c’est en évoluant autour de ce dernier, comme une phalène irrésistiblement attirée par la flamme de Waldo, son fiel, tandis qu’il s’assied dans la même position que dans sa baignoire. Mastermind au courant des petites bassesses de son entourage (Waldo est celui qui dresse le CV de tout le monde à commencer par celui de McPherson).
C’est en tout cas, comme ceci qu’il s’imagine, puisque là encore, la première partie du film, consacrée au passé de Laura, est narrée par ce dernier. Il s’y donne à la fois le beau et le mauvais rôle : ravi de sa supériorité intellectuelle et sociale et conscient de l’antipathie qu’il provoque, il se dépeint en Pygmallion bienveillant à un McPherson attablé avec lui dans un restaurant. On peut justifier bien sûr cette vision subjective par le fait que Waldo tente de flouer l’inspecteur, sauf que le film se joue également de nous avec un premier plan d’ensemble du restau dans lequel Waldo est seul avant d’enchaîner directement avec un plan resserré sur les deux compères.
Qui plus est, il faut rappeler que le choix a été fait au cours de la production d'enlever deux narrations à la première personne du livre de départ : celle de McPherson et celle de Laura, ne gardant que celle de Waldo. Ce qui explique le fondu au noir sur le visage de McPherson au beau milieu du film qui devait enchaîner avec sa voix-off.
Preminger ne tranche jamais sur la réalité de ce qu’il montre. Ainsi, chaque retournement, même les plus improbables sont justifiés par les dialogues* mais, en parallèle, Preminger noie délibérément le spectateur sous un déluge de mise en images et en sons sous le sceau du double.
Il y a deux horloges, deux Laura (voir trois avec Diane, le mannequin abattu), la musique du film est celle qu’on entend sur le gramophone tandis que la voix off du départ est remplacée pour le final par une émission radio de Waldo qu'on croit en direct mais qui est enregistrée (et il y a tout un débat sur les dernières paroles : sont-elles en off ou non ?). On trouve aussi bien évidemment dans le décor des reflets partout : j'ai une préférence pour le moment fugace où McPherson saisit son propre reflet alors qu’il fouille dans l’intimité de Laura. (scène entièrement silencieuse et utilisation énorme là encore des panos, travellings et des recadrages en ne coupant que lorsqu'on passe dans une autre pièce de l'appart')
Et il y a surtout les renvois successifs entre McPherson et Waldo. Outre les passages d’enquête où l’un et l’autre prennent la parole ou les notes, on peut voir le mimétisme entre les deux hommes dans les vêtements et les gestes et au final dans l’affection qu’ils portent à Laura.
Par exemple notons que Waldo est habillé comme McPherson la nuit du retour de Laura, alors qu’on l’a vu plus tôt dans un tout autre manteau et couvre-chef pour sortir et espionner la jeune femme. De plus, ce nouvel accoutrement est non seulement le même que celui de McPherson mais aussi que celui du peintre qui sort de chez Laura dans cette même scène. McPherson est au final, tout ce que Waldo n’est pas mais souhaite en secret : c’est un homme d’action, sans finesse mais qui peut refaire le portrait de Shelby quand l’écrivain, lui, n’est bon qu’à feindre ses vapeurs.
Le transfert de personnalité et d’obsession de Wado vers McPherson s’étend même comme un virus à tous les autres personnages. Observons ainsi la scène où la tante de Laura avoue qu’elle aurait aimé l’abattre elle-même. Les deux femmes sont cernées par les miroirs et la tante en rajoute encore une louche en se regardant dans son poudrier. Si on pousse le vice jusqu’à imaginer que tout le film provient du cerveau tordu de Waldo, cet aveu de la tante conjugue le désir que suscite Laura partout où elle passe avec la théorie souvent entendue de l’homosexualité présumée de Waldo qui transférerait son envie de Shelby sur la pauvre héroïne. Mais on peut tout aussi bien prendre le film pour argent comptant et frémir au monologue d’une haine si puissamment entretenue entre la tante et sa nièce qu’elle jaillit comme un crachat alors que Laura est à peine de retour.
Autre piste : Laura serait en réalité une garce manipulatrice : ne la voit-on pas se moquer de l’article cinglant que Waldo écrit sur le peintre de son portrait ? En effet, sauf que… le portrait trône en plein milieu de son salon, tandis que ses lettres sont enfermées dans un tiroir. Le texte est constamment invalidé par l’image qui, habile, infuse le sentiment de rêve éveillé (la séquence centrale du retour de Laura est évidente à ce sujet, avec McPherson endormi au pied du portrait), et manipule le spectateur par ses fils invisibles que sont montage, lumière ou musique, pour faire constamment oublier son artificialité. Un peu comme lorsque Laura se mue en parfaite épouse pour McPherson dans sa cuisine avant de se rappeler (n’aie crainte, ami.e lecteurice féministe) qu’elle a une bonne pour tout ça. Oublie-t-on alors qu’on l’a vue en publiciste tenace et aguerrie juger d’une affiche publicitaire à destination de la femme au foyer ? Affiche qui met en vedette le mannequin qui fera office de victime sacrificielle de tout ce bazar (et son double-sosie) ?
Au jeu de la tension entre le script et la réalisation, Preminger donne évidemment le beau rôle à la deuxième, d’où la « mort de l’auteur » en point final. En accouchant du film noir, il offre à son art l’un des plus beaux cadeaux faits à ses pairs : la suprématie des sens sur l’intellect.
Voir ainsi comment la longue tirade explicative Shelby sur ce qui s’est véritablement déroulé dans l’appartement est saisie en plan fixe sans éclat (sinon la prestation impeccable de l'insurpassable Vincent Price), tandis que l'interrogatoire de Laura se fait sous des projecteurs : ce qui importe pour McPherson ce n'est pas ce qui s'est passé le soir du meurtre mais si Laura aime réellement Shelby.
Car ce que raconte
Laura est moins le mystère d’un crime presque parfait, que celui d’un amour déçu pousse-au-crime et à la création. Comme si Waldo s’était perdu dans son propre récit de grandeur pour au final expier ses fautes, rattrapé par sa haine de soi. Et en un sens, Preminger le sait déjà, dans le film noir il n'est plus doux rêve que celui de retrouver l'être aimé ou bien de l'éliminer.