Le film m'a plu, mais m'a semblé un peu mineur, et posséder un enjeu formel et politique moins fort que Taxi, dont il est une sorte de prolongation. J'ai aussi préféré, l'âpreté d'un Homme Intègre de Rasoulof, sorti à la fin de l'année passée, qui organise la même confrontation entre monde urbain et rural (même si le film de Panahi est intéressant pour le regard sur la minorité azérie turcophone). L'effort de Panahi d'aller vers une forme de comédie (déjà sous-jacente dans Taxi et dans le Miroir, qui est est peut-être, comme chez Kiarostami, la raison profonde de leur goût pour le dispositif. Copie Conforme, un des films les plus désincarnés et abstraits de Kiarostami est aussi très drôle), est néanmoins salubre. Le début du film m'a semblé discrètement et agréablement remaké à partir de l'Antre de la Folie de Carpenter (même rapport de séduction à part égale entre homme et femme permis par la voiture, et en même temps annulé et gelé par la bizarrerie du monde extérieur), et la film m'a par moment un peu penser à la Cité de l'Indicible Peur de Mocky (le village pourrait lui)aussi s'appeler "Barges"). A vrai dire ces références étaient en fait plus présentes dans mon esprit pendant la projection que Kiarostami.
Comme souvent dans le cinéma iranien, tout part d'un élégant point aveugle, donné dès le début, et qui épuise immédiatement les enjeux du film, qui continue quand-même. Ce point aveugle est aussi l'espace du jeu et d'une double dissimulation, opérée vis-à-vis de l'ordre social dominant mais aussi dans un second temops vis-à)vis du réalisateur, alors qu'il prétendait percer avec l'acteur cet ordre . Ce point d'aveugle est donc la condition d'existence de la liberté et de l'intégrité politique, que le film montre comme pareillement nécessaires, mais aussi différenciées: la première luttant contre le réalisateur, la seconde contre le réel.
L'actrice et Panahi se disputent autour du film de l'adolescente, glosant sur les toutes dernières secondes pour y trouver un faux raccord, qui attesterait la véracité du suicide. Panahi s'amuse à confirmer son amie dans son angoisse, en s'appuyant sur son autorité de cinéaste pour dire qu'un montage est impossible , mais personne ne relève que le film n'a tout simplement pas besoin d'être monté, la jeune fille a pu tout bêtement jeter elle-même son téléphone, indépendamment d'une simulation ou non. Ce sadisme, mensonge opposé à la fiction (qu'il iimite), fait basculer le fim dans une sorte de théâtre existentiel sartrien, sceptique et émancipateur - il rappelle , transféré sur des adultes, la dispute qu'il avait avec sa nièce à propos d'un commentaire scolaire de film dans Taxi, mais dans Taxi la nièce tenait bon sur son sens esthétique, et empêchait cette référence encombrante à Sartre). Il y a une sorte d'accord politique, de consensus sur un ordre que le film place de manière un peu magique à un moment originaire, placé avant le plan, avant l'intrigue, qui est ensuite volontairement oublié,. Cet oubli étant une forme de double neutre et factice d'une chute morale. De manière intéressante, le film inverse alors une perspective attendue : le couple urbain et émancipé vit dans la fiction de ce consensus, fasciné par les bizarreries du village qu'il gobe entièrement (tout le monde sait probablement où est la jeune fille, et semble plutôt fatigué que vengeur vis à vis de ses frasques, Panahi voudrait qu'il y ait une sorte de secret surnaturel ou de sorcellerie impliquant les vieux du village derrière la règle de coups de klaxons, alors qu'il s'agît tout simplement d'indiquer qu'on va croiser dans un virage aveugle et qu'on s'estime prioritaire... ), quand le village, apparement plus patricarcal et réactionnaire (mais aussi lié à une minorité nationale et linguistique, ce qui explique peut-être une forme de recul et d'insoumission discrète par rapport à l'ordre dominant), est très conscient que tout ça relève d'une part non négligeable de plaisanterie et du bluff (la jeune fille explique que l'histoire du coup de klaxon est la seule loi du village qui ne soit pas modifiée chaque jour... et encore...) , un monde un peu à la Lewis Carroll, où la fantaisie est le recul sur soi d'une psyché conservatrice, qui ne peut être contestée que par des hommes et des femmes qui eux sont condamés au premier degré (définition de la gauche pour Sartre d'ailleurs) : la croyance est un rapport extérieur à un ordre qui en nous concerne pas, tandis que le scepticisme et l'ironie ne le caractérisent au contraire que de l'intérieur, sans offrir de perspective de sortie.
Belle fin du film où les deux plus jeunes femmes partent ensemble, solidaires et réconcilliées, mais sans intérêts communs (alors qu'au contraire, l'actrice vielissante ne peut transmettre un objet esthétique qu'à Panahi avec lequel elle est brouillée, ils sont tous deux également des témoins) : pour quitter le carcan patriarcal à la fois étouffant et attachant qui les entourent, il faut peut-être que ces femmes prennent le risque d'opposer ce qui relève du même, de la ressemblance et de la projection de soi-même en l'autre, et ce qui relève de l'intérêt et du récit.
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