Désolé et merci. Je vais hélas continuer avec un deuxième pavé.
Récemment j’ai lu un texte intéressant de Paul de Man sur le Contrat Social de Rousseau (« Promesses » dans Allégorie de la Lecture, qui date d’ailleurs de l’année de la Révolution iranienne), que le film m’a rappelé parce que d’un certain côté. Lle film et le texte abordent tous les deux le problème de l'écart entre une loi forte, ferme, univoque et ultra-prévoyante mais qui ne correspond pas à un texte explicite ("faites appel à votre bon sens"), et un contrat social, qui au contraire et écrit, rend raison de son origine mais fonde la loi à partir d’une certaine impuissance. Mais ce problème est lié à un deuxième problème un peu différent, qui concerne la relation entre le législateur et Dieu, que finalement que l’état iranien semble poser lui-même indépendamment des textes (plus comme une figure de rhétorique que comme l'effet d'une interprétation), c'est à dire d'une manière peut-être proche de ce que Rousseau a pensé selon de Man.
« Toutes les lois sont orientées vers l’avenir, toutes sont prospectives, leur mode illocutoire est celui de la promesse. Par contre toute promesse suppose une date à laquelle elle est faite et sans laquelle elle n’aurait aucune validité ; les lois sont des billets à ordre dans lesquels le présent de la promesse est toujours un passé par rapport à sa réalisation : « …la loi d’aujourd’hui ne doit pas être un acte de la volonté générale d’hier mais de celle d’aujourd’hui, et nous nous sommes engagés à faire, non pas ce que tous ont voulu mais ce que tous veulent… D’où il suit que quand la loi parle au nom du peuple, c’est au nom du peuple d’à présent et non celui d’hier » (Première version du Contrat Social). La définition du « Peuple d’à Présent » est cependant impossible, car le présent éternel du contrat ne peut jamais s’appliquer en tant que tel à un présent particulier. Cette situation n’a pas de solution. En l’absence d’un état présent, la volonté générale est littéralement sans voix. Le peuple est un géant impuissant et « mutilé », l’écho lointain et affaibli du Polyphème d’abord rencontré dans le second Discours. « Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation « (Rousseau, 1ere version du CC). Pourtant c’est ce monstre aveugle et muet qui doit articuler la promesse destinée à lui restituer sa voix et sa vision : « le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur » (même page du CC). Seul un subterfuge peut mettre cette paralysie en marche. Puisque le système est fondé sur la tromperie, le ressort de son mouvement doit être, lui aussi trompeur.
L’imposteur est assez clairement identifié : Rousseau l’appelle le « législateur ». Il faut que cela soit un individu puisque seul un individu peut avoir la vision et la voix qui manquent au peuple. Mais cet individu est également une figure de rhétorique, car sa capacité de promettre dépend du renversement métaleptique de la cause et de l’effet : « Pour qu’un peuple naissant pût gouter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État , il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elle » (Rousseau). La métaphore engendrée par cette métalepse est également prévisible. Ce ne peut être que Dieu puisque le renversement temporel et causal qui place la réalisation de la promesse avant son énonciation ne peut avoir lieu que dans un système téléologique orienté vers la convergence de la figure et de la signification. Comme le contrat social » n’est rien de tel, il est tout à fait conséquent qu’il introduise à ce moment la notion d’autorité divine et la définisse comme un simulacre : « …et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en [les législateurs] que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans les leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables ». Lorsque l’esprit vraiment politique est également philosophe, il ne sera plus orgueilleux, mais le législateur, qui cessera d’être heureux, n’en restera pas moins un imposteur. La substitution métaphorique de sa propre voix à la voix divine est blasphématoire, même si la nécessité de cette tromperie est aussi implacable que sa dénonciation future dans la déconstruction de tout État ou de toute institution politique ».
D’une part le texte de de Man est peut-être pertinent par rapport à l’Iran en indiquant une possible alternative (une imposture prise littéralement, mais dont la "nécessité" est alors fragilisée) entre une théocratie et un état civil possible depuis l’intérieur même du Contrat Social (Dieu est une manière métaphorique d’évacuer ce qu’il y a de fictif dans l’origine d’une loi contraignante, et par la même occasion ce qui fait de la loi quelque chose que le peuple a lui-même produit).
D’autre part il me semble que le point de vue de Panahi est proche de ce que la dernière phrase du passage de de Man décrit : le film construit une imposture (Panahi en chauffeur de taxi, qui se montre faisant un film dissimulant le fait qu’il ne fait un film qui est un faux film dans le film), mais dans un système où la permanence de l’imposture permet de tenir un discours où jamais rien n’est métaphorique. Les dialogues du films sont toujours des explications et des justifications, ce qui est discuté dans le film est toujours du texte, de l'interprétation: les quatre premiers articles d’un code de censure fastidieux, abandonné en cours de route, la nièce qui se présente en disant d'emblée qu’elle est une grossière copie du personnage du Miroir, et même l’image non vue de l’agression de l’ami est racontée et épuisée. Les deux vieilles avec leur poissons rouges sont l’occasion d'un passage plus allégorique et métaphorique, mais elles énervent Panahi qui les laisse en rade, ce qui d'ailleurs se retourne à la fin contre lui. Mais surtout Panahi finalement se tait, se montre lessivé, ne répondant à personne, laissant ses passagers monologuer et même se compromettre par rapport à la surveillance. Le seul geste qu'il pose est de trier les films qu'il a déjà vus, même pas au bénéfice d'un passager, mais pour le client d'un de ceux-ci. Plutôt que de parler, il songe et récapitule seul son œuvre passée et les persécutions dont il a souffert (le film rappelle peut-être ainsi la position de Rousseau dans les Rêveries). Il indique que tout est fictif sauf ses blessures (un peu là encore à la manière de Rousseau qui dans les Confessions dit qu'un mensonge qui ne porte préjudice à personne est une fiction, tout en reconstruisant l'historie de son compelxe réel de persécution), pour indiquer ensuite qu’il ne répondra plus aux hommes mais à une loi qui n’existe pas encore (une constitution), et cela en adoptant une posture de défi: en l’emprisonnant, le régime iranien lui prouve l’inexistence de la loi sur laquelle il s’appuie, et il agit par rapport à cette inexistence. Il n’a plus rien à craindre dans l’exacte mesure où ses alliés ne le comprennent pas et ne peuvent pas l’aider (il envoie d’ailleurs paître le trafiquant de DVD et risque de compromettre son avocate) ce qui a été une cause de blessure pour lui est en fait directement un manque et un vide pour le peuple qui l’entoure.
|