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Récit à la première personne d'une visite liminaire au sixième étage de Beaubourg, où se tient à partir d'aujourd'hui la reprise parisienne de l'exposition Víctor Erice/Abbas Kiarostami: Correspondances.
DÉSARROI DÉJÀ ROI
Alain Bergala, dans les Cahiers du Cinéma du mois, rapporte ceci que, recevant la réponse à sa première lettre, Víctor Erice fut plongé dans un certain "désarroi". Le mot convient assez à mon impression, au sortir d'une première marche dans les travées de l'exposition, à la veille de son ouverture au public parisien, au Centre Pompidou. Tant de mystère, tant de précautions, tant d'alexandrinisme, de tralalas en somme; pour y voir quoi? Un écrin luxueux et sophistiqué, aux murs noir brillant et lumières tamisées, renfermant en son trop cossu sein des objets tellement simples, élémentaires, voire anecdotiques, qu'ils paraissent déplacés, presque intrus dans les riches cimaises censées les accueillir. Pas grand chose à voir, donc, en vérité. Quelques photographies, dont on retiendra de beaux paysages sillonnés de noir et de blanc, signés Kiarostami (deux d'entre eux, forçant le contraste des horizontales enneigées versus la noire silhouette d'un cheval, sortent particulièrement du lot). Des tableaux, mis en sons et lumières par Erice. Une installation vaguement ludique, palais des glaces vite visité, due au cinéaste iranien, dressant une forêt de faux arbres dans un horizon de miroirs. Et puis quelques projections, tout de même – c'est qu'il s'agit de cinéastes.
Le tout s'organise en deux parcours possibles. Le mien me mena de K en E. L'inverse était possible. Prétendre que cela y aurait changé grand chose ne me semble pas évident. Les deux routes sont linéaires, formant, si l'on veut, un C. Aux murs, des flèches vous encouragent à papillonner, confluant en un écran central présentant deux faces. Si l'intention (faire la collure entre AK et VE) est claire, sa concrétisation me semble vaine. Ainsi de cet écran: que l'on s'y asseye à gauche ou à droite, l'on y verra la même chose, les fameuses Correspondances en titre. Soit l'organisation spatiale érigée en gadget, en symbole scénographique sans subtilité et surtout sans implication artistique aucune. Ce constat de vanité se retrouve à mon avis dans l'organisation binaire de l'exposition: quelles correspondances, puisque les œuvres sont séparées, tenues à distance? On trouve bien, à chacune des deux entrées, des extraits de films projetés côte-à-côte; mais rien d'étonnant à voir les deux bancs désertés, le dialogue entre les écrans iranien et espagnol restant opaque et théorique (peut-être ai-je raté le pont entre les images?).
À QUOI ÇA CORRESPOND?
J'ai évoqué les flèches aux murs et ce n'est pas sans raison: l'espace scénographique tel qu'il est dessiné invite en effet au passage, à la circulation, alors même que les objets de l'exposition impliquent tous un rapport à la durée – dont on pourrait par ailleurs dénoncer le systématisme (qui trouve son comble dans d'interminables plans fixes, ici sur un couple au lit, là sur un enfant endormi…). Les Correspondances elles-mêmes sont dans le passage, donc souvent hélas consommées par fragments. Il faut avouer qu'elles sont en outre pour le moins déceptives (notamment, on comprend le "désarroi" d'Erice, le premier segment de Kiarostami, série de gros plans sur le corps d'une vache), même si quelques belles choses y surnagent (la conclusion de l'épisode du coing porté par la rivière est peut-être ce qu'on peut y trouver de plus beau). Le plus consistant se niche dès lors en retrait, isolé dans des salles de projection permanentes. Avec la tentation du zapping qui en découle: impossible, par exemple, de regarder Five dans la valse des visiteurs d'un instant – ce dont Erice semble s'être rendu compte, exigeant des flâneurs qu'ils respectent les horaires de projection de ses films (l'organisation de l'exposition risque de rendre la chose compliquée et il est à craindre plusieurs embouteillages dans l'étroit goulot d'étranglement passant devant la salle de la, par ailleurs peu passionnante et formellement presque télévisuelle - voix off didactique, fondus maladroits - Morte Rouge d'Erice).
À mentionner, enfin, un problème plus embarrassant encore: je n'avais jamais éprouvé une telle faiblesse technique de l'image numérique. Que de pâtés de pixels s'étalent sur chaque écran! Quelle imprécision! Voyez la main d'Erice traçant les premiers mots de la première correspondance: les lettres sont à peine lisibles, noyées dans un fourmillement grisâtre… Le contraste entre ces blocs numériques peinant à la tâche (tous les mouvements d'appareil de La Morte Rouge sont accompagnés d'un scintillement et d'un défaut de balayage impitoyables) et la souvent grande qualité du son (superbe, notamment, sur Five), est cruel. Les plasticiens peuvent dormir tranquille: le cinéma ne viendra pas leur en remontrer au musée. À quelques exceptions près, telles que l'intrigante exposition Godard et la géniale exposition allemande Future Cinéma, malheureusement, sauf erreur, jamais reprise en France (mais était-ce bien du cinéma?), il faut en effet bien avouer que le cinéma échoue souvent à faire sien l'espace muséal. Au sortir de Beaubourg, je n'avais d'ailleurs qu'un seul souhait: que les rétrospectives commencent, pour qu'il y ait enfin quelque chose à voir.
POST-SCRIPTUM: À la sortie de l'exposition, une armada d'ordinateurs accueille les visiteurs curieux. On peut s'y essayer à un projet un rien fumeux, nommé Lignes de temps (en référence à la timeline des logiciels de montage). Présenté au fil de vidéos pompeuses et rébarbatives (la seule qui pour le vernissage n'était pas accessible, n'était autre, manque de chance, que le tutorial!), ce logiciel, en gros, de "démontage", affiche la prétention douteuse d' "appareiller le public", jugé apparemment pas suffisamment armé pour aborder seul ce qu'on lui propose. Outre la violence du terme, "appareiller" (le Littré informe qu'en matière d'économie rurale, on dit aussi "appatronner", vaste programme…), le principe à l'œuvre ne manque pas de laisser dubitatif. Il s'agit, si j'ai bien compris la chose (il faut dire que le programme a buggé dans mes mains après quelques manipulations), de remettre en question le bloc de temps que constitue un film, en considérant son montage comme une hypothèse que l'on pourrait nier afin de mieux pouvoir l'analyser. Est donc proposé de démonter le film, pièce par pièce. Non pour en faire autre chose, comme y invite la roborative pratique du found footage, mais avec la prétention de lire mieux le film, en niant, paradoxalement, une de ses étapes majeures. Rien qu'on ne puisse a priori déjà faire avec n'importe quel logiciel de montage, par ailleurs…