Tetsuo a écrit:
Si je comprends bien, le "jeu" c'est un peu le rapport que le réalisateur entretient avec son film et qui se prolongera dans le rapport du spectateur à ce même film ? Il s'est amusé à le faire de façon à ce que l'on s'amuse à le regarder, en adoptant ce qu'on pourrait appeler les régles, définies par la mise en scène, le scénario etc... C'est ça ?
Résumé, c'est un peu ca, mais si on veut être technique il faudra être plus précis... Disons qu'il y a un moment dans l'expérience d'une oeuvre qui se structure à la manière d'un jeu - c'est analysé par Gadamer dans
Vérité et méthode, mais la validité de l'analyse importe peu, ce qui m'intéresse ici c'est qu'on puisse penser une oeuvre comme un jeu, et ce que ca peut apporter pour comprendre qu'on puisse prendre son pied à des trucs complètement cons. Ce moment, c'est un moment immédiat, où on est "happé" par l'oeuvre selon les "règles" qu'elle pose ("règles", c'est ce moment où je peux ressentir une émotion, indépendamment de tout discours, de tout regard critique, etc. C'est un certain rapport au temps, au monde de l'œuvre... mais disons simplement que c'est ce qu'il se passe quand je suis "pris par un film", quand il a toute mon attention.
Et il y a un cinéma (et d'autres arts) qui par un travail spécifique de son matériau, dont le résultat est formel, va mettre en exergue ce moment là. Un cinéma qui pose comme règle la possibilité de son propre caractère ludique, qui n'est rien d'autre que lui-même, que sa propre forme emphatique - ou presque, il y a toujours des restes "d'autre chose", on peut jamais être dans quelque chose de tout à fait pur. Jiko parle de Crank, c'est vraiment ça... c'est un film concept, qui pose une règle, celle-ci claire, et qui a partir de cette règle développe toute sa forme narrative et sa réalisation. Est-ce qu'il y a un propos dans "Crank"? Chez Bay, c'est l'emphase qui est ludique, qui finit par faire office de règle, parce qu'elle nie tout réalisme. L'emphase, c'est quand l'expression par l'exagération dépasse l'idée : il ne reste que la forme. Une fois généralisé, on a plus qu'un procédé d'emphase et plus d'idée, l'emphase devient la "chose en soi". C'est "vide"... mais un jeu est "vide", il n'a pas besoin d'idée, de concept, de raison, de discours, pour être...
Citation:
Mais peut-on séparer aussi nettement les aspects purement ludiques d'un film de son propos général ? Est-ce qu'il n'y a pas, dans la manière d'aborder une scène de divertissement pur, un fond idéologique que l'on retrouve plus explicitement dans d'autres scènes plus démonstratives ? Ou alors, autrement, est-ce que ce n'est pas problèmatique qu'un film enchaîne des moments purement ludiques dénués du moindre propos, avec d'autres moments plus discursifs, à caractère douteux.
Mais les films de Bay ont-ils ces moments discursifs? Pearl Harbor oui, c'est un problème. Mais Bad Boys 2? Même les moments "discursifs" sont des moments ludiques, de forme différente : c'est n'importe quoi ce film. Il y a les cas The Island ou The Rock qui tente de concilier la forme emphatique avec une plus grande part "d'idée", de narration traditionnelle surtout. Il y a peut être dans The Rock un support plus fort à l'emphase, mais je ne suis pas certain que l'emphase formelle soit elle-même conditionnée par ce support, c'est le matériau qui est différent, la forme est différente d'un Bad Boys 2 où ce qui ressort c'est juste n'importe quoi. Évidemment, le petit bout d'idée de "l'honneur du soldat" une fois passé au jeu de l'emphase devient un drapeau en contre-plongée au ralenti... mais je ne crois pas que cette image représente véritablement un patriotisme forcené de la part du réalisateur. Après on peut faire une critique politico-idéologique ou esthétique d'un côté des règles et de l'autre du matériau. La sensibilité de chacun fera le tri.
C'est problématique? Si ca l'est, c'est plutôt un bien dans le sens où il y aurait alors effectivement quelque chose de politique dans ces films... mais c'est à mon sens donner beaucoup d'importance à Bay et croire qu'il peut avoir réellement un impact. Ca me parait beaucoup plus problématique chez Eisenstein, où la propagande n'est jamais remisée au placard par la forme, où on ne peut même pas imaginer la distinction que tu fais entre scènes "formelles" et scènes "démonstratives", et où pourtant la majorité des cinéphiles se mettent d'accord pour ne voir qu'une forme remarquable.
Citation:
Ah ? J'aimerai bien que tu développes sur le classicisme et le roman du XIXème siècle.
Plutôt que classicisme, j'aurais du dire traditionalisme, pour éviter toute confusion. Dis en quelques mots, il me semble que le cinéma hollywoodien doit beaucoup au roman romantique. On retrouve beaucoup de caractères : importance de la vraisemblance, du réalisme (qui ne supposent pas le naturalisme et peuvent s'appliquer au fantastique, le premier fantastique a une dimension réaliste - c'est un réalisme qui se construit), présence de la rhétorique et la "connaissance" (personnages et histoire représentent des idées ou des caractères, on
montre l'homme et le monde au travers de la narration et des personnages mais au travers d'un ensemble construit), mélange du roman issu des lumières et de l'épopée (grande dimension, personnage à la fois réalistes et plus que réels, épopée ramenée dans le réel), esprit de sérieux contre légèreté du roman des lumières, importance de l'émotion, privilège de l'individu/personnage... on peut penser aussi aux constructions narratives, à la fonction du héros par rapport dans la narration, à l'usage de l'élipse... Je trouve qu'on retrouve encore beaucoup de ces caractères dans le cinéma hollywoodien aujourd'hui et en particulier dans un film comme TDK... son mélange de sérieux, de quasi-fantastique, d'épopée, de "réflexion", dans un registre réaliste, est un mélange assez typique du roman romantique. Christopher Nolan a un art de la narration qui me paraît très romantique - jusque dans le refus de l'effet de fiction au profit d'un réalisme constant, jusque dans ses scènes les plus dramatiques ou spectaculaires. Certains livres de Hugo feraient de remarquables blockbusters avec un effort d'adaptation minimal...
On peut aussi penser à l'émergence du roman américain (et du roman policier en particulier qui naît aux USA au XIXème), mais je connais moins bien.