Aussi connus sous les titres
Le Ranch Diavolo et
Du sang dans la prairie, ce sont deux des premières incursions de John Ford (alors Jack Ford) dans le western avec son acteur fétiche de l'époque Harry Carey Sr. qui y compose le personnage de Cheyenne Harry, un hors-la-loi soiffard mais doté d'un bon fond. Dans le premier, Harry est embauché par un éleveur pour expulser des colons nouvellement installés, mais finit par prendre leur défense avec l'aide du gang de Black Eye Pete. Dans le second, il devient videur dans un saloon et tombe sous le charme d'une brave fille dont le frère, un employé de banque au chômage, la force à devenir danseuse. Malheureusement, le frangin s’acoquine avec un gang pour piller la banque, ce qui entraînera moult poursuites et retournements de situation jusqu'à un final en plein désert où Harry doit sauver sa belle enlevée par le chef du gang.
Un an sépare les deux films, ce qui a suffi à Ford pour en réaliser sept entre ce qui était son premier long et
Hell Bent, et il est intéressant de noter que le progrès ne se situe pas forcément dans le cadrage ou la plastique déjà bien assurés de Ford dans
Straight Shooting mais plutôt dans la façon d'aborder le récit et de canaliser la mise en scène pour aboutir à plus d'efficacité narratrice et faire avant tout plaisir au public.
Car le postulat de départ de
Hell Bent montre un romancier confronté à une missive de son éditeur qui lui demande pour son prochain livre d'inventer un héros moins vertueux, un personnage avec des failles, car, déjà en 1918, le public n'y croit plus. Dès lors, le romancier se tourne vers le tableau ci-dessus de Frederic Remington,
Misdeal, et imagine notre bon Harry responsable du merdier qui y est représenté via un fondu enchaîné.
Pourtant, déjà dans
Straight Shooting, Harry était tiraillé par ses démons intérieurs (un des cartons parle de "voix intérieures" incessantes), et ne trouvait son salut qu'en prenant la place du fils du pionnier, tué par le gang, au grand plaisir de la fille qui elle pouvait enfin envoyer paître son soupirant officiel assez relou. Et Ford illustrait tout ceci avec de beaux plans de nature encadrant les protagonistes, une pluie battante qui accompagnait les clients du saloon et que reprendra Eastwood dans le final d'
Impitoyable, et une tempête qui souffle à l'intérieur de la cabane des pionniers tandis que le fils part se faire tuer. Beaucoup de compositions en triangle bien sûr mais aussi pas mal de plans basés sur la verticalité des mouvements (les vachers et leur troupeau, l'assassinat du fiston).
Mais dans
Hell Bent, foin de fioritures, ce sont ces tourments qui vont motiver à la fois le récit et sa narration. Voir comment, dans le saloon, le couple en devenir formé par Harry et Bess s'installe devant une peau de bête accrochée au mur, et comment ils changent de place au moment même où Harry devient trop entreprenant, se trouvant dès lors
devant la peau de bête. Voir aussi comment on annonce certains passages : Harry qui fuit le saloon et la partie de cartes truquées se jette épuisé dans un point d'eau (on aura vu son reflet dans l'eau parce qu'il est un peu double en dedans de lui-même, tu vois ?), ou bien les fusils bien visiblement accrochés dans la cabane du gang qui vont quand même bien finir par servir, non ? Oh que oui, ils vont, comme tout le mobilier de la baraque pour un siège quand les compères de Harry vont débarquer avant une poursuite endiablée. Jolie composition d'ailleurs puisque, sur une route qui serpente en bord de ravin, la diligence des truands se crashe dans le ravin sans les chevaux qui eux ont quitté le cadre, pour réapparaître ensuite en bas du ravin et continuent leur course folle sur les débris de la diligence. Si c'est pas une métaphore sur le fait que la bourgade est libérée du joug du gang, c'est que c'est juste une chouette cascade.
Idem pour le duel entre le "héros" et sa proie qui donne à
Straight Shooting une valeur historique (un des premiers duels où on utilise le gros plan, bien avant Leone), tandis que celui-ci, en plein désert, est bien plus sec avec Harry et Beau Ross dans le même plan perdus en plein désert. De plus, la victoire n'est pas entièrement acquise à Harry qui se retrouve blessé comme Beau, et c'est la colère de Dieu qui va régler la dispute : une tempête qui va clouer au sol les deux éclopés qui peu auparavant rampaient de concert dans un plan préfigurant des motifs à venir chez Budd Boetticher.
D'ailleurs l'aridité du désert tranche avec la pluie (encore elle) qui s'abat à la sortie du saloon quand Bess invite Harry chez elle et qu'ils entrevoient la possibilité d'un foyer. Foyer qui sera symbolisé par la très fordienne barrière qui entoure le ranch et où Harry demande Bess en mariage dans le final. Une happy end plus tranchée que dans
Straight Shooting, qui visiblement avait une fin plus sombre prévue dans laquelle Harry restait seul. Mais une happy end plus efficiente également puisque le couple s'est formé sur l'intégralité du film et non de la façon un peu mécanique et abrupte dans la deuxième partie de
Straight Shooting.
En collant aux basques de son antihéros et en creusant sa personnalité au sein des scènes d'action, conventions du genre qui devenaient déjà des clichés à l'époque, le travail de Ford tente de résoudre l'équation au cœur même du cinéma hollywoodien : comment plusieurs visions commerciales parfois divergentes, de l'esprit du scénariste aux desiderata du studio, peuvent aboutir à un récit populaire, divertissant et rentable.
Mais il s'interroge également sur la place de son medium dans le grand récit américain. Par rapport à un écrivain qui ressasse ces clichés, Ford préfère s'inscrire dans les pas de Remington et de sa puissance picturale évocatrice : car, au fond, une image vaut mieux qu'un long discours.