Si on peut dire qu'il y a manipulation dans le dernier film de Brian De Palma, c'est qu'il reconstruit le monde de la manipulation, il nous en fait ressentir l'aspect irréductible.
Ce n'est plus la chair qui est triste, ce sont les images (une personne m’a dit cette phrase, je la trouve très appropriée)... je trouve cette phrase horrible et symptomatique de ce que le cinéaste essaye de nous dire. Une fiction involontaire s'est malheureusement créée au travers de l'omniprésence de ces images. C'est cela qu'il reconstruit, et le raccourci dû à la forme filmique fait exploser sous nos yeux l'aberration du processus. C’est pour cela que le cinéaste oppose et raccorde des régimes d’imagéité différents. Il ne dit pas « le monde est manipulé », il reconstruit une parcelle de ce monde… il procède toujours comme ça mais là il atteint un degré de justesse qui me dépasse et me désarme, je suis sans voix… je ne peux qu’écrire, et impulsivement. J’écrits ce qui vient.
Je ne sais pas si c'est un film pour les américains, surement, pourtant j'en ai ressenti toute la puissance.
Transformer cette chair triste en icône. Une des premières séquences… celle avec la musique redondante qui accompagne des gros plans tout autant redondants sur des soldats. La même image se répète, l’homme perd son identité, assujettit à cette représentation, il devient une icône par le détour de cette représentation.
Il y a une emphase qui sert de discours à De Palma, c’est là qu’il se place, dans cet espace minuscule du passage d’un gros plan à un autre, plus gros, sur une goutte de sueur sur un visage.
Il ne faut pas oublier le positionnement maniériste du cinéaste, il me semble impossible de parler de ce film sans y faire allusion. Mais le véritable maniériste, pas celui qui se contente de faire de l’art sur l’art, pas celui qui détruit tout pour arranger les morceaux sous un air de fête… Non, celui qui se positionne au sein d’un corpus de type et de régime d’image, et qui met se dit régime en crise.
C’est là que de trouve De Palma, dans ces emphase, dans ces grossissements de traits qui nous amènent parfois au grotesque et à la farce (Delorme à raison de le souligner dans les cahiers). C’est là que son discours se trouve, dans l’agencement de deux petits films présents sur internet ; l’un montrant un irakien poser une mine, à distance, tel un fantôme, l’autre montrant en gros plan une femme pleurer… la distance et le gros plan, le petit et le gros pays, aucune nuance au milieu, on passe de l’un à l’autre avec violence. Le questionnement est là, a-t-on le droit de pleurer face à cette femme ? De faire corps avec elle ? Avons-nous le droit de tomber dans ce pathos ?
De même, comment faire face à ces images de caméra surveillance ? Une fixité qui annihile toutes possibilités de rupture, de dialectique entre le bien et le mal… le spectateur est seul face à ces images. Pas de manipulations ici, au contraire. C’est le contrepoint parfait des images surtravaillées du début… et c’est là que va se penser le drame à venir. C’est une fiction, nous dit un carton au début du film, mais tout le film, chaque plan, n’est qu’a demi fictionnalisé. Pas de manipulation donc, cet entre deux est là pour nous mettre mal à l’aise, pour nous raccorder à l’ambiguïté de ces images.
Par conséquent, je trouve ça extrêmement limite d’aborder le film sur son aspect strictement technique. D’affirmer que le travail du cinéaste s’arrête au mélange des différents types de représentation découlant des différents outils utilisés. Non, c’est bien la manière d’utiliser ces outils qu’il critique. Donc je trouve ça presque grossier de parler de Cloverfield et [REC] dans un texte sur ce film, ça joue tellement sur des registres différents. Brian De Palma est bien le cinéaste qui pense le mieux son époque à mon sens, qu’on l’accuse d’être un simple formaliste qui s’amuse après la vision de ce film me semble impossible. Cloverfield et [REC] sont deux objets qui émergent d’une réflexion sur un genre. Comment comparer ça à Redacted… un peu ras le bol des considérations stériles des surfaces techniques. Au-delà de cette surface De Palma nous parle du monde, et pas seulement du cinéma. Autant dire que INLAND EMPIRE est beau car il utilise la dv d’une manière originale tant qu’on y est, et s’arrêter là. Bref, c’était ma parenthèse coup de gueule.
Plus je pense aux films de De Palma, et plus ils me font penser au cinéma de Kubrick, dans leur manière de décortiquer le monde par le détour du grossissement, de l’ampleur. L’icône Alex de Large, le bourreau symptomatique me revient inéluctablement en mémoire. Comment rattraper le monde qui nous glisse entre les doigts ? A la fin de Redacted rien n’a changé, comme Gus Van Sant dans Elephant ce qui nous est exposé est le constat de la perte, et non des solutions (même si on peut supposer que c’est par là, et uniquement par là, qu’elles pourraient passer). L’horreur d’une des nombreuses fissures du monde est là, face à nous… il ne nous reste plus qu’à méditer. Inutile de dire que la lourdeur didactique n’est pas au rendez vous de Redacted. Si elle est là elle passe par l’image. L’esthétique pensée jusqu'à sa moindre parcelle, tout se tient au sein de ce chaos, tout s’accorde pour créer une fiction d’une puissance inédite.
Le viol ? Celui qui va surement faire couler beaucoup d’encre. Pourtant le filmeur se retire, on ne voit rien, il ne servira pas de témoin, il récupère son âme au dernier instant. Mais il est rentré dans la pièce. Un corps manque, il faudra en récupérer un, c’est tout l’équilibre immonde de la guerre, et l’image est au cœur de celle-ci ; ce témoin impudique et sans limite sera sacrifié, il a franchit une étape et il ne peut plus revenir en arrière, la limite est largement dépassée… Il est dans un entre deux qui le condamne. C’est là la force de cette séquence, d’établir la limite du captable, de l’enregistrable. La simple frontalité brutale ne suffit pas, Brian De Palma va beaucoup plus loin.
Il utilisera le symbole bien sur, mais discrètement, sans exagérer cette fois ci. Sera sacrifié celui qui devait l’être au cœur de la fiction. Car il est raccordé à la dégénérescence de la pulsion d’enregistrement. Les autres auront aussi le sort qu’ils méritent.
Pourtant rien ne change au finale de ce chef d’œuvre Kubrickien. Deux mondes, un « héro » figé sur un sourire forcé (la douleur est occulté de ce qui est immortalisé), une série d’image qui présentent des corps déchirés dont on masque l’humanité (les yeux, les bouches, les cris…).
Ce passage est de nouveau une incarnation de ce qui habite le film, le dérèglement, la perte, la distance du vrai.
Bon il reste énormément de choses à dire, on en parlera surement tous ensemble. C’est mon plus gros choc cinématographique depuis très très longtemps. Ansi que le De Palma le plus incroyablement puissant depuis…. Je sais pas, ça n’a pas d’importance, mais depuis très longtemps.
Je m’excuse, c’est un peu long mais j’étais obligé… il fallait que ça sorte. J’ai pas encore lu le topic, je vais le faire. Désolé.
Mon plus gros 6/6 depuis une éternité.
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