Ce qui m’a semblé clair, en revoyant le film, c’est que le personnage central, c’est Willa. Toutes les aventures politico-épiques retracées par le film me semblent correspondre au "roman familial" que Willa élabore pour résoudre la question de ses origines et devenir celle qu’elle est. Le concept de "roman familial" vient de la psychanalyse (Freud et Otto Rank). Je ne vais pas faire semblant de m’y connaître, mais pour le peu que j’en sais, il y a plusieurs éléments qui me semblent ouvrir des lectures possibles du film. Me corrigeront ceux qui en savent plus que moi sur le sujet.
:::SPOILERS:::
Le "roman familial", c’est le scénario imaginaire qu’un enfant se raconte pour se libérer de l’autorité parentale. Quand il commence à s’apercevoir que ses parents ne sont pas des dieux mais des humains faillibles, il se rêve une autre parenté : il se croit enfant trouvé, recueilli par une famille de pauvres gens alors qu’il est fils de prince, etc, ce genre de contes par lesquels il cherche à résoudre les conflits naissants vis-à-vis d’eux et à trouver son équilibre. Le truc intéressant ici, c’est que Freud et Rank se servent de ce concept pour expliquer la naissance de héros mythiques. Rank étudie les cas de Romulus, Œdipe ou Jésus, tous des "enfants trouvés" devenus héros fondateurs. Freud, lui, s’intéresse au cas de Moïse, devenu le libérateur du peuple juif : né prince égyptien, Moïse s’imagine qu’il est un enfant juif, et ce renversement d’identification explique qu’il se range du côté des pauvres, des esclaves, pour balayer l’autorité du père-pharaon.
J’ai pensé à l’histoire de Moïse en revoyant le film, à cause de la reprise de ce plan qu’on a déjà vu chez Anderson : le "bastard in a basket", comme dans "There will be blood", qui revient ici avec Willa, bébé abandonné et exfiltré in extremis pour échapper à la police. D’une manière générale, le film m’a semblé baigner dans une atmosphère de fable, un conte de Noël d’aujourd’hui gravitant autour de cette nativité de Willa, qui constitue vraiment l’œil du film : œil du cyclone d’un film qui emporte tout sur son passage par son énergie, mais aussi œil par lequel on voit tout et qui fabule les différents rebondissements de cette généalogie compliquée qui occupe l’essentiel du film. La naissance de Willa coupe vraiment le film en deux : d’abord le prologue qui s’apparente à un long montage-séquence balayant en une trentaine de minutes la tourmente d’événements et de personnages qui précède sa naissance, une brusque ellipse de 16 ans ensuite, puis cette longue course-poursuite de 2 heures, qui s’étale sur 3 jours (pas plus) au bout de laquelle Willa trouve son "vrai" père, sa "vraie" mère, et peut enfin les aimer et les quitter.
Vu comme ça, comme le "roman familial" de Willa, le film se déroule sur deux plans : un plan réaliste, où elle est la fille de Bob, un veuf qui passe ses journées à fumer, picoler et écouter du Steely Dan sur du matériel hi-fi vintage. Un père étouffant et décevant, mais un loser aimant malgré tout (il se farcit les réunions parents-profs, ce genre de corvée). Sur un autre plan, qu’on dira fantasmatique, Willa cherche à régler ses conflits avec son père en imaginant qu’elle n’est pas sa fille : les figures parentales se dédoublent et se transforment ; l’ancrage temporel se brouille (à quelle époque est-on ?) ; l’inconscient branche les réalités les plus actuelles (la traque des migrants à la frontière mexicaine) à un imaginaire complotiste de film d’espionnage ringard, peuplé de sociétés secrètes burlesques et de nonnes rebelles fumeuses de joints. Dans ce scénario, la mère Perfidia n’est plus l’héroïne que Willa idéalisait mais une tête brûlée, une balance qui a trahi tous ses amis, et Lockjaw, une pourriture nazie surpuissante et infanticide, prend la place du père comme double inversé – scénario imaginaire qui permettra à Willa, dans l’épilogue, de se trouver elle-même, en reconnaissant Bob comme son vrai père et en remettant ses deux parents chacun à leur vrai rang: ni héros, ni loser. Les reproches adressés à cette partie du film (selon lesquels elle serait outrée, caricaturale, etc) me paraissent manquer ce que ces outrances ont justement pour but de signaler, à savoir qu'on peut les considérer comme un autre niveau de réalité, celui du "roman" que se raconte Willa sur ses origines pour s’en libérer ; roman d’inspiration composite, disons pop-psychanalytico-biblique pour faire simple, structuré sur le modèle des grands récits mythiques (Moïse ou Œdipe) comme sur celui des origin stories des super-héros de comics, dans un grand mix postmoderne de références nobles et populaires, sans hiérarchie (je n’ai pas vu des masses de films de super-héros, mais j’y pensais régulièrement : à la réapparition cartoonesque de Lockjaw par exemple, ou lorsqu’Anderson utilise le thème musical le plus dramatique de Jonny Greenwood pour accompagner la naissance à l’écran de ses trois characters archétypiques : Perfidia au tout début, Lockjaw quand il sort de la réunion avec les Aventuriers de Noël, et Willa lors de la scène dans l’église avec Lockjaw. Significativement, ce thème musical n’est jamais utilisé pour Bob, signe qu’il existe sur un autre plan). Ce qui résulte de l’articulation de ces deux plans, réaliste et fantasmatique, c’est la naissance d’une héroïne, la jeune femme libre et active qu’on voit au dernier plan décoller dans sa voiture, et à qui la mère dans sa lettre finale confie rien moins que la mission de sauver ce monde (« Maybe you will be the one who puts the world right »).
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