Monsieur Ouine, de Bernanos, roman posthume, sur lequel il a sêché des décennies (on peut penser que c'était son projet principal, et Journal d'un Curé de Campagne, qui approfondit en la grossisant une part de l'atmosphère et de l'intrigue de ce livre, un dérivatif qu'il a écrit assez vite- Monsieur Ouine est plus court, mais plus dense, et choral, certain l'ont rapproché de Faulkner dans une Flandre ou Picardie aussi dilatées par le mythe, la culpabilité, l'obsession pour l'enracinement et la conscience de l'absurdité de celui-ci qui finit par l'opposer au salut que le Sud). Flandre étrange d'ailleurs, dont on ne sait si elle est dilatée ou rétrécie car le village, sujet du roman, est dans un no-man's land à la fois voisin de Poperinghe, Boulogne-sur-Mer et Roye. Déroutant et marquant. Il y a un ton moraliste (il s'agit d'ailleurs moins de convaincre de l'existence de Dieu que de celle du mal, un risque que l'ordre moral nie par paresse), entre Claudel et Simenon, mais un style souvent époustouflant, ainsi qu' une forme de mystère existentiel, subi mais précisèment décrit, qui rappelle ou plutôt annonce Beckett (Monsieur Ouine et ses monologues, son corps à la fois sûr et putrescent pas sans analogie avec Molloy ou le narrateur de l'Innommable), une crudité sexuelle en fait assez queer et une forme d'ironie scabreuse, faisant de l'ordre et du pouvoir ce qui est tenté par la transgression, pas loin de Genet. Il livre aussi un point de vue complexe, mais donné en creux, sur les séquelles politiques de la première guerre mondiale sur la soculiété française, le roman résonne beaucoup avec la Fin de Chéri de Colette ou Aurélien d'Aragon, mais dans un contexte plus provincial et populaire.
Il la trouve à présent laide, presque hideuse. Et c’est justement pourquoi il n’hésite plus. À de tels moments il se ferme toute issue, s’acharne contre lui-même avec une clairvoyance horrible. Ainsi passera-t-il sa vie à rêver d’admirables folies jusqu’à la satiété, jusqu’à l’écœurement, pour accepter à bout de forces, par pur défi, un risque sans grandeur dont l’absurdité l’enivre. ...
– Aujourd’hui… répète-t-il en hâtant le pas, comme enivré. Aujourd’hui même ! La belle route ! La chère route ! Vertigineuse amie, promesse immense ! L’homme qui l’a faite de ses mains pouce à pouce, fouillée jusqu’au cœur, jusqu’à son cœur de pierre, puis enfin polie, caressée, ne la reconnaît plus, croit en elle. La grande chance, la chance suprême, la chance unique de sa vie est là, sous ses yeux, sous ses pas, brèche fabuleuse, déroulement sans fin, miracle de solitude et d’évasion, arche sublime lancée vers l’azur. Il l’a faite, il s’est donné à lui-même ce jouet magnifique et sitôt qu’il a foulé la piste couleur d’ambre, il oublie que son propre calcul en a tracé d’avance l’itinéraire inflexible. Au premier pas sur le sol magique arraché par son art à l’accablante, à la hideuse fertilité de la terre, nu et stérile, bombé comme une armure, le plus abandonné reprend patience et courage, rêve qu’il est peut-être une autre issue que la mort à son âme misérable… Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance.
Et le remarquable premier chapitre
Maman est une femme sensible, c’est-à-dire admirablement défendue contre les fortes déceptions de la vie, impénétrable. Aussi loin qu’elle remonte, dit-elle, le cours des ans, sa mémoire ne lui présente qu’une succession monotone d’événements futiles, pareille au déroulement de la mer sur une pente unie : le flot la caresse sans l’user. À l’ancien curé de Fenouille qui s’étonnait courtoisement de la trouver toujours si résignée, si docile aux volontés d’une Providence qu’elle feint pourtant d’ignorer – non par malice assurément, peut-être par on ne sait quelle méfiance entêtée, bien féminine, hélas ! à l’égard d’une philosophie spiritualiste souvent exigeante, avouons-le ! – elle répondait simplement : « La douceur a raison de tout. – Chère dame, s’écriait le bonhomme, vous venez de parler comme une sainte ! » Et c’est vrai que rien n’a résisté à cette douceur, jamais. À force d’en appeler sans cesse à ce témoin irrécusable – la douceur, ma douceur – il semble qu’elle se soit prise elle-même à son jeu, ainsi qu’un enfant fait du tigre imaginaire dessiné par lui sur le mur. Pour tant de pauvres diables, la douceur n’est qu’absence, absence de malice ou de malignité, qualité négative, abstraction pure. Au lieu que la sienne a fait ses preuves, prudente en ses desseins, hardie à prendre, vigilante à garder. Comment ne pas l’imaginer sous les espèces d’un animal familier ? Entre elle et la vie, le rongeur industrieux multiplie ses digues, fouille, creuse, déblaie, surveille jour et nuit le niveau de l’eau perfide. Douceur, douceur, douceur. À la plus légère ombre suspecte sur le miroir tranquille, la petite
bête dresse son museau délié, quitte la rive, rame de la queue et des pattes jusqu’à l’obstacle et commence à ronger sans bruit, assidue, infatigable. La tache noire diminue insensiblement puis s’efface, avant que l’œil ait perçu autre chose qu’un mince sillage d’argent. Parfois, après dîner, sous la lampe, lorsqu’une lassitude légère invite au regret, au rêve, elle laisse retomber son menton entre ses mains, soupire. Elle songe à la force qui est en elle et dont le sort trop propice ne lui a pas permis de donner la mesure, cette expérience profonde des êtres, de leur faiblesse, de leur secrète fragilité – expérience dont elle serait bien incapable de faire profiter personne – à peine contrôlée par l’esprit, à peine distincte des obscurs pressentiments de l’instinct. « Je n’ai jamais rien compris à la vie, a-t-elle coutume de dire, sinon qu’elle m’a toujours portée au but que je voulais atteindre. » Et elle ajoutait non sans coquetterie, pour l’édification de l’ancien curé de Fenouille : « Toute petite, j’avais une peur affreuse des hommes, et puis j’ai connu un jour que cela qui gesticule n’est pas dangereux. » D’où lui vient ce souple génie, cette patience d’insecte, la clairvoyance inexorable qui lui permet d’attendre à coup sûr la lassitude de l’adversaire, le premier mouvement de faiblesse ou d’oubli ? De son père, peut-être, mort très jeune, dont elle revoit le visage livide, les yeux au cerne bleu, la bouche nerveuse, inquiète, faite pour le mensonge et la caresse – jusqu’à ce geste qu’il avait, qu’elle a elle-même, le recul imperceptible de tout le buste à la moindre apparence de contradiction.
_________________ He pays penance to the air above him
N.O. - The Him
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