Ce 11 mai 1999, Marion* a 19 ans. Elle travaille dans une agence immobilière à Villeparisis, en Seine-et-Marne. C’est l’après-midi. Le soir, elle prévoit de retrouver son petit ami. C’est alors qu’un homme entre dans l’agence. C’est quelqu’un de courtois, d’agréable, de bien élevé. Très propre sur lui. Il explique à Marion qu’il vient de vendre un appartement et qu’il est à la recherche d’un bien. Il veut acheter rapidement. Non, il n’a pas pris le temps d’appeler l’agence au préalable. Non, il n’a pas pris de rendez-vous. Il passait là par hasard.
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Marion n’a rien sur le feu : au débotté, elle lui propose d’aller tout de suite visiter un bien et de le conduire à l’appartement. «Oui très bien, faisons comme ça. Ah ! Attendez. j’ai oublié quelque chose dans ma voiture. Je reviens», lui lance l’intéressé, affable. Marion attrape les clefs du logement en question, son sac, sort de l’agence et s’installe dans son véhicule. L’homme, souriant, réapparaît derrière le plexiglas, ouvre la portière et s’installe sur le siège passager. Arrivée devant l’immeuble, Marion donne quelques informations sur le quartier, l’emplacement. Elle cherche les clefs. Ouvre la porte. Entre. L’homme la suit et referme derrière lui. «C’est là que l’agression commence», souffle une source proche du dossier.
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Marion sent d’abord un bâillon d’éther qu’on lui plaque sur la bouche. Prise d’un vertige, elle a le bon réflexe d’arrêter de respirer. Son agresseur la jette alors à plat ventre, sur le sol. Marion tente de se relever, de se débattre. Mais son agresseur l’attrape par le bras et l’immobilise. Comprenant qu’il ne sert à rien d’utiliser la force, Marion décide de faire la morte. Son agresseur commence à se déshabiller. Il est moins vigilant. Quand tout à coup, Marion se dresse et lui donne un coup de tête. Dans le même mouvement, elle lui attrape les testicules et les «serre le plus qu’elle peut», raconte une source bien informée. Alors que son agresseur est plié de douleur, Marion réussit à s’échapper et se précipite dans une «pièce placard». Elle s’enferme à double tour. L’homme se relève et hurle : «sors de là!». Il tambourine contre la porte. Marion reste coite.
Marion ne sortira de ce placard que quatre heures plus tard, à l’arrivée de ses collègues dans l’appartement. Son petit ami s’était inquiété de son absence et avait contacté son agence. Entre-temps, son agresseur avait disparu. La jeune femme, tétanisée, n’avait osé sortir de sa cachette. Elle dépose ensuite plainte pour «tentative de viol».
C'est un manipulateur qui ne craint qu'une chose : être pris au piège
Me Florence Rault, avocate de Marion et Sophie Narme
Lorsque, en 2022, l'ADN de Dominique Pelicot coïncide avec celui retrouvé sur la scène de l'agression de Marion, Dominique Pelicot, en détention pour avoir drogué et livré sa femme à des inconnus, est interrogé. La première fois, il nie. La deuxième fois, il nie. Et la troisième, il avoue. «Il sait que l'affaire est prescrite et qu'il ne risque donc rien», soupire Me Florance Rault. En 2023, une confrontation est organisée avec Marion. «Il apparaît très serein et assez méprisant. C’est un manipulateur qui ne craint qu'une chose : être pris au piège. C'est un pervers à l'état pur, un cas d'école pour la psychiatrie», affirme l'avocate. Les enquêteurs de la brigade criminelle font alors le lien avec le meurtre de Sophie Narme. Dominique Pelicot est mis en examen non seulement pour «tentative de viol avec arme» sur Marion, mais aussi pour «viol» et «meurtre» de Sophie Narme.
Mise en examen pour le viol suivi du meurtre de Sophie Narme, en 1991
En 1991, Sophie Narme est une jeune femme de 23 ans. Elle travaille dans une agence immobilière située rue Manin, dans le 19e arrondissement de Paris. Ce 4 décembre, un homme l’a contactée par téléphone pour prendre rendez-vous. C’est un homme bien sous tous rapports qui accepte une visite, à 10h30. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé ensuite, car Sophie Narme n’est plus là pour le raconter. C’est son employeur qui, alerté par les parents de la jeune fille, s’est rendu dans ledit appartement, «par acquit de conscience», note une source proche du dossier. Le gérant de l’agence immobilière a alors découvert Sophie Narme, gisant sur le ventre, les mains liées, son haut relevé, sa jupe baissée, ses bonnets de son soutien-gorge déchirés, sa ceinture autour du cou. Elle présente aussi plusieurs blessures à l’arme blanche.
«Il y avait un grand désordre dans la pièce. Ses bijoux étaient éparpillés un peu partout, et on a retrouvé de la matière sous ses ongles, probablement de la moquette, ce qui montre bien que Sophie Narme s’est débattue de toutes ses forces», explique au Figaro l’avocate de ses parents, Me Florence Rault. «Sophie est tombée dans un guet-apens. L’homme qui l’a agressée avait tout préparé : l’éther avec lequel il l’a droguée, les cordelettes, et le couteau avec lequel il l’a tuée», avance Me Rault, pour qui le meurtrier pourrait bien être Dominique Pelicot : «la narration que nous fait Marion de son agression, et pour laquelle Dominique Pelicot a avoué après avoir été confondu par son ADN, apparaît très similaire à ce qui semble s’être passé pour Sophie Narme. Pour moi, c’est un copié-collé confondant». L'avocate avait d'abord suspecté dans cette affaire le tueur en série Michel Fourniret ainsi que le «flic» Le Grêlé. Mais l'implication de ces deux multirécidivistes a été rapidement écartée : les enquêteurs ont établi que ni l'un ni l'autre ne se trouvait dans la région au moment des faits.
Elle refuse de mourir tant qu'elle ne connaîtra pas le nom de l'assassin de sa fille.
Me Florence Rault
Les juges d’instruction se succèdent sur le dossier Sophie Narme. Me Rault, qui a promis aux parents de la jeune fille de faire éclater la vérité avant leur mort, se bat pour que l’affaire ne soit pas classée sans suite, demandant systématiquement de nouveaux actes et expertises. Aujourd’hui, le père de Sophie est décédé. Sa mère est très âgée, mais «elle refuse de mourir tant qu’elle ne connaîtra pas le nom de l’assassin de sa fille», rapporte son avocate. Le dossier a fini par atterrir sur le bureau de la juge d’instruction Nathalie Turquey. La magistrate est réputée pour être une juge discrète, mais «qui ne lâche rien». Après trente ans à l'instruction à Beauvais, puis à Bobigny, et enfin à Paris, elle est nommée à la tête du pôle «cold case» de Nanterre, en 2022. C’est à elle que l’on doit la résolution de l’énigme du Grêlé : ses investigations ont permis de démasquer le gendarme François Vérove, trente-cinq ans après les faits. À elle que l’on doit le pilotage du dossier de l’assassinat de Sophie Toscan du Plantier. C’est aussi elle qui, en 2003, s’est rendue à Vilnius, en Lituanie, pour mettre en examen le chanteur Bertrand Cantat pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant. Et elle qui a décidé de joindre le dossier Sophie Narme et le dossier de Marion.
«Dans ces deux affaires, il y a un nombre important d'indices graves et concordants : le profil des victimes est identique, le mode opératoire est identique, et, enfin, Dominique Pelicot séjournait dans la région au moment des faits», explique Me Rault, «la manière dont les faits se sont déroulés et les scènes de crime font penser à un auteur qui n'a pas agi sur un coup de tête et qui était parfaitement maître de lui-même. Ce n'est pas une pulsion, c'est un crime minutieusement préparé, et probablement répété. Ce n'est pas un acte isolé». Avant d'ajouter : «Je suis persuadée qu'il y a d’autres victimes, et j'espère qu'avec la médiatisation de cette affaire, certaines vont pouvoir parler». Contacté par Le Figaro, le pôle «cold case» du parquet de Nanterre a indiqué que «les détails du dossier Sophie Narme sont actuellement en cours de règlement».
« Si Monsieur Pelicot a bien reconnu être l'auteur de l'agression, il a en revanche toujours dit qu'il n'avait pas l'intention de la violer »
Me Béatrice Zavarro, avocate de Dominique Pelicot
Les agissements de Dominique Pelicot auraient pu passer sous les radars durant des années encore, s'il n'avait pas été interpellé pour avoir filmé sous les jupes des clientes du centre commercial Leclerc de Carpentras, en novembre 2020. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'il avait été attrapé en train de filmer sous les jupes des femmes : en 2010, à Collégien, en Seine-et-Marne, des agents de sécurité du centre commercial de la commune avaient surpris Dominique Pelicot en train de filmer sous les vêtements des femmes à l'aide d'un stylo équipé d'une caméra vidéo. Dominique Pelicot avait reconnu les faits et avait versé une amende de 100 euros. Pour l’instant, la seule condamnation présente dans le casier judiciaire de Dominique Pelicot est celle correspondant aux faits de février 2021, pour lesquels il a écopé de huit mois de prison avec sursis. Une «petite» affaire de mœurs qui a permis de dévoiler au grand jour toutes les autres affaires pour lesquelles, pour l’instant, Dominique Pelicot reste présumé innocent. Contactée par Le Figaro, Me Béatrice Zavarro a souligné que «même si on a retrouvé la trace ADN de Monsieur Pelicot dans l’affaire de 1999, cela ne signifie pas qu’il souhaitait violer cette jeune femme. J’ai des éléments objectifs qui vont en ce sens», a assuré la pénaliste. «Dans tous les cas, si Monsieur Pelicot a bien reconnu être l’auteur de cette agression, il a en revanche toujours dit qu’il n’avait pas l’intention de la violer. Pour ce qui est de l’affaire Sophie Narme, mon client a toujours indiqué qu’il contestait les faits».
Une «façade de normalité»
Le profil psychologique et psychiatrique de Dominique Pelicot, détaillé la semaine dernière durant une audience devant la cour criminelle du Vaucluse, a révélé un individu «à double facette». «D'un côté, il tient un rôle de patriarche, sur lequel ses proches peuvent se reposer (…) instaurant dans son couple une relation de connivence, une liberté de chacun, un respect réciproque. De l'autre, il est présenté comme assez irresponsable dans sa gestion matérielle, utilisant et manipulant son entourage pour obtenir d'eux des prêts d'argent, utilisant le mensonge, le secret pour garder une certaine mainmise sur la gestion du budget, pouvant se montrer colérique, inspirant la crainte à son entourage qui n'abordait plus certains sujets de discussion et hésitait à pointer ses défaillances pour éviter les confrontations.» Un autre expert note «une personnalité très pathologique, avec des mécanismes de défense archaïques dominés par le clivage et le déni».
L’avocate de Dominique Pelicot Me Béatrice Zavarro s’adresse à son client, le principal accusé des viols de Mazan. BENOIT PEYRUCQ / AFP
Cette «double facette» se retrouve aussi dans son intimité : «au sein de son couple, il dit être un bon mari, respectueux des désirs et des refus de son épouse, et, à côté, il a une sexualité et des fantasmes tenaces (comme l'échangisme qu'il ne pouvait obtenir avec son épouse) qu'il essayait de satisfaire par une utilisation envahissante de sites et de tchats pornographiques», soutient le spécialiste. Pour ce qui relève de l'intime, les deux experts notent des déviances paraphiliques, à savoir le «caudalisme» [pratique sexuelle qui consiste à ressentir une excitation sexuelle en regardant son conjoint avoir des relations avec une ou plusieurs personnes] et la «somnophilie» [c'est-à-dire le fait d'aimer avoir des rapports avec des personnes endormies]. Le second expert ajoute même qu'il ne peut pas exclure que Dominique Pelicot présente «une attirance pédophilique non exclusive». Quant au Dr Paul Bensussan, ce dernier a établi lors de son analyse psychiatrique que Dominique Pelicot présentait un certain «sadisme sexuel avec la volonté d'humilier son épouse».
Ces déviances pourraient, selon les experts, s’expliquer par une enfance marquée par un père colérique et une famille «aux repères troublés, marquée par certains secrets» et un climat familial incestueux. Dominique Pelicot a également été victime, à l'âge de 9 ans, d'une agression sexuelle, alors qu'il était hospitalisé. Selon l'experte qui l'a examiné, cet épisode a constitué pour lui «une entrée dans la sexualité de nature psychotraumatique», «induisant un vécu d'effraction psychique et physique, et un vécu d'objectalisation». Pour autant, Dominique Pelicot ne présente aucune pathologie ou déficience mentale. Au moment des faits, il n'était atteint d'aucun trouble psychique ayant aboli ou altéré son discernement. S'agissant de sa dangerosité criminologique, un premier expert la jugeait comme étant faible. Un deuxième a de son côté indiqué que son niveau de dangerosité criminologique apparaissait plutôt élevé, «avec un risque de récidive significatif».