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MessagePosté: 31 Aoû 2024, 23:19 
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1977, à San Diego, deux petites jumelles de 7 ans, Grace (Gracie) et Virginia (Ginnie) Kennedy, sont au centre d'une certaine attention médiatique. Elles sont réputées employer un langage de leur invention, en rupture totale avec l'anglais du monde extérieur. Poto et Cabengo sont les prénoms qu'elles se sont données l'une à l'autre. Jean-Pierre Gorin s'intéresse à elles.


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Patriotisme économique de Jean-Pierre Gorin qui se déplaçait en Citroën DS en Californie



Leur histoire résonne avec la situation de Gorin, français exilé aux USA. Le thème du langage privé se rapproche sans doute de ce qu'il perçoit comme une utopie, apparemment fonctionnelle, mais intenable mais sur le long terme, faisant écho à Dziga Vertov et sa séparation d'avec Godard. Il filme (au contraire d'Herzog dans Kaspar Hauser, et Franc Roddam dans le très intéressant Mini, mais finalement comme Truffaut dans l'Enfant Sauvage) un processus de réintégration partielle de la norme : un effort.

Le film (1h20) est scindé en trois parties : la plus longue est une immersion avec les petites filles et leur environnement, d'une quinzaine de jours, la deuxième est un compte-rendu du point de vue de linguistes sur leur langage (et non pas de psychologues moins critiques), et finalement le film se termine avec un retour six mois plus tard, pour rendre compte de ce qui est advenu de la famille et des fillettes une fois la vague médiatique passée (ce qui sera particulièrement amer et déchirant).

Les médias ont présenté, par sensationnalisme, leur langage comme une invention totale, un isolat mystérieux, potentiellement cohérent.
Comme le dit assez tôt Gorin, il s'agit plutôt d'un créole anglais distordu. La structure de l'anglais, mal maîtrisée par les petites filles, est néanmoins conservée, mais la pronociation des mots varie de manière aléatoire. Les filles paraissent rechercher et avoir besoin de cette coupure. Elles apparaissent plus vives et riches d'émotions lorsqu'elles se parlent, que lorsqu'elles interagissent avec le monde extérieur avec l'anglais qu'elles rattrapent, qui n'est plus que la langue de la contrainte éducative et de l'évaluation de leurs chances sociales (étant donné l'impéritie et la mesquinerie de leurs parents). Mais paradoxalement, c'est le langage spécifique, jugé et que la prise en charge sociale doit résorber pour qu'elles aient une chance d'être autonomes, qui leur apparait comme une protection. De manière tout aussi paradoxale, plus leurs parents se détachent d'elles et les livrent à elles-mêmes, plus ils imposent leurs complexes aux filles, et leur psychologie "contamine" leur univers matériel en le conditionnant. Il y a deux double binds, l'un social et l'autre familial, allant en sens inverses, mais noués ensemble (voire trois comme le relève Gorin : les fillettes s'aperçoivent bien que des journalistes s'intéresssent à elles, mais pour ce qui de leur point de vue va -mais sans doute de moins en moins- de soi) .

Jean Pierre Gorin a le tact de filmer, dans la mesure du possible, ce langage de l'intérieur, de prolonger le plus possible la fiction de sa normalité, et de sa force. Mais il est aussi objectif sur le "pourquoi" de ce langage. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte :
D'une part le père est un ancien de l'armée de l'air au chômage, qui parait à la fois conformiste et socialement fragile, et perçoit le mythe du self made man comme le seul salut possible. Il essaye difficilement de se reconvertir en agent immobilier (alors qu'il est dénué du moindre bagout, ce qui masque d'ailleurs sa possible cruauté). Il y a donc un isolement social et économique que toute la famille subit, et que le père renforce en essayant de le masquer.

En second lieu, les médecins, à cause d'une forme d'épilepsie à la naissance des filles, ont prévenu les parents qu'elles seraient potentiellement retardées au plan psychologique. Par haine de l'anormal (confessée avec une candeur désarmante), la famille a réagi en les délaissant affectivement, ce qui de manière paradoxale les a confinées dans la cellule familial. C'est bien connu, entretenir une carence affective permet de remédier à un retard intellectuel chez un enfant... Gorin n'enfonce pas les parents qu'il interviewe (et fait même plutôt preuve d'une sorte d'empathie ironique envers eux. Il articule aussi les questions de racisme et de difficulté à se loger à leur niveau, la notion de classe sociale atténue le jugement) mais semble implicitement critiquer le double sens de la notion d'investissement, à la fois capitaliste et affectif, qui suppose une transaction mesurable avec l'autre. Ce que les filles, en un sens plus "normales" que leur parents ne comprennent pas - la genèse du sujet n'est pas d'ordre transactionnel.

En troisième lieu, la mère est allemande (bavaroise), rencontrée lors du cantonnement du mari dans les bases américaines en Europe, et est venue au pays avec la grand-mère (toute seule, le grand-père a probablement été tué lors de la guerre, mais cela n'est jamais dit ). Eelle ne parle qu'allemand (ou ne veut parler qu'allemand), et c'est elle qui a le plus accompagné les filles, qui mélangent les deux langues. Gorin fait un lien rapide mais convaincant (en s'appuyant sur le comic The Katzenjammer Kids) entre l'imaginaire de la femme allemande rigide, et la "fierté du vaincu"* qui se sédimente dans l'isolement chez les filles. C'est à la fois un dysfonctionnement individuel et un complexe familial, plus culturel et historique.

Pour ne rien arranger, les parents monnayent l'intérêt des médias pour leur filles, qui est devenu leur principale source de revenu, et à son retour, Gorin constate qu'ils se sont acheté une nouvelle Cadillac et ont déménagé dans un quartier plus bourgeois avec l'argent qu'ils touché, avant de chuter d'encore plus haut (arrêtant la thérapie des filles). Ils ont intérêt à faire durer le fillon et ne semblent pas percevoir le double bind qu'ils subissent aux-mêmes et transfèrent sur leur filles.

Formellement, le film est assez déroutant. La forme est en apparence classique et télévisuelle (le film a été produit par la ZDF), superbement éclairée ceci dit, mais Gorin introduit des élément distillant un certain décalage. Il se met en scène avec une voix off de film noir, (chandlérienne ?) avouant son mal-être d'être un étranger "ontologique" aux USA, mais sans exposer son propre passé européen (le film dialogue pas mal avec le cinéma de Wenders). Il fait preuve d'un ton traînant, ironique et mélancolique, en décalage avec le caractère plutôt factuel et analytique du propos. Il y a dans la forme un point de vue politique, mais il passe par le montage, des freezes et boucles sonores, indiquant une instance sur les détails significatifs, les faux lapsus qui révèle la mauvaise foi. Des cartons avec des citations de Heine. Et un jeu ludique avec les sous-titres, qui traduisent bien, mais parfois interprètent, questionnent et commentent. Un peu finalement comme le texte chez Godard, mais d'une manière à la fois plus modeste et sournoise - comme si la subjectivté et l'ironie étaient honteuses, et finalement d'autant plus efficaces. Les sous-titres réussissent à nouer un rapport dialectique avec la caméra - elles assurent l'image que ce qui lui échappe sera repris, réellement médiatisé au spectateur, car incarné au moment de sa critique.

Il y a aussi je crois une certaine ambiguïté et une certain risque, les fillettes et Gorin sont dans un rapport de séduction réciproque, , Gorin parait vouloir neutraliser cette charge érotique en assumant un rôle de père/grand-frère à la place du père (et comme dans Alice dans les Villes de Wenders et de la mère aussi, ce qui sauve sans doute son propos d'une trop grande sexualisation de la situation). Notamment dans la scène du zoo, terrible, car il fait brusquement (et involontairement) pleurer une des filles en lui proposant de prendre le bus. Celle-ci répond qu'elle préfère pendre un train (qui n'existe pas) et crie finalement que si c'est un bus, elle ne voudra jamais en sortir. Elle réalise qu'elle est placée (par Gorin...) vis-vis des animaux dans le même rapport que celui que le monde extérieur a envers elle. Il leur propose ensuite d'aller à la bibliothèque, où elles foutent gentiment la zone, mais là encore la scène est poignante - elles investissent un espace (la lecture) qu'elles savent ne pas comprendre, elles en comprennent la fonction sans pouvoir l'atteindre. Les filles sont intelligentes et handicapées, elles sont malade dans l'exacte mesure où la critique est impuissante, échoue à rejoindre la praxis. La sécurité de la norme sociale que les filles ne parviendront pas à rejoindre devient aux yeux de Gorin un utopie avortée, et c'est le sens lui-même qui est frustré à la place du sujet filmé, mais le sujet souffre pour celui-ci, semble identifier son destin avec lui. Le film est bien un documentaire existentiel.
La maladie des fillettes est filmée comme un univers dont la seule négativité est de rester scellé et hermétique. Elle parait fonctionner comme le miroir (non pas le double) de l'utopie maoïste d'où vient Gorin. La mélancolie de la voix de Gorin parait liée au fait qu'il a éprouvé dans son histoire immédiate une frustration et une sentiment d'impuissance égaux à ce qui sera vraisemblablement le futur des filles.
Il est partagé entre le cynisme ( figurer avec précision et complaisance la défaite avant qu'elle n'ait lieu) et une compassion déchirante envers les filles . Lorsqu'il revient, les filles sont scolarisées, traitées par de meilleurs psychologues, plus pragmatiques que les éducatrices un peu dépassées du début, mais éteintes. Et l'aspect le plus positif de la situation,une certaine sécurité matérielle, est précaire car les parents financent la thérapie avec l'argent issu de la bulle médiatique - plus elles guérissent psychologiquement plus elles chutent socialement, et leurs proches avec elles.
Comment bien parler de ce film ? Un peu maladroitement, c'est un cinéma de gauche, qui revient deux fois sur son sujet. L'histoire qui se répète est d'abord une tragédie puis une farce dit Marx, ici l'affect est plutôt l'ombre impuissante et différée de la raison, et subie. Le film déplore réellement qu'il n'y ait pas eu entretemps, entre son tournage et le moment de sa vision par le spectateur, de meilleurs dernier mot sur le réel que lui-même. La question de l'utopie politique s'est transformée en une saisie plus modeste mais elle aussi défaite de l'altérité. Le film qui voudrait se borner à donner le nom de ce qui doit être reconstruit, est éminemment moral ; mais résigné au mépris ou du moins l'indifférence qui lui répondent depuis le monde extérieur, qu'il voudrait endosser à la place de son sujet.


* Gorin le formule très bien en montrant des photos, impressionnantes, d'August Sander (https://fr.wikipedia.org/wiki/August_Sander )
An inheritance that August Sander
had photographed in the faces of German women.
It had to do with sternness ...
posture ...
constraint, authority ...
discipline, distance ...
and pride.


But if Granny was their inheritance,
Chris (la mère) was their present and their future.



Intéressé aussi de voir le documentaire que Jean-Pierre Gorin a consacré à l'univers des modelistes ferroviaires ("Routine Pleasure", bon titre).

_________________
Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ?
- Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.


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