La première partie est selon moi plus légitime que la seconde. Ce n'est pas l'aspect à la fois immersif et fragmentaire du point de vue qui en est l'aspect plus problématique. Ils peut être défendu comme un détour légitime pour rendre compte de ce qui est devenu un énoncé: la plupart des gens étaient tués "dès leur arrivée". Ils l'étaient par millier: les femmes, enfants et vieillards n'avaient aucune chance, n'ayant ni valeur morale ni économique (le mot grec est justement lié à "norme de l'environnement, du lieu") pour les bourreaux. Les Sonderkommando sont le résultat d'un calcul logistique des nazis. Le film rend aussi vraisemblable l'écart entre le sadisme presque puéril des SS et l'extrême rationalisation de l'organisation d'Auschwitz, où tout est pensé en terme de vitesse et de débit. Le film est un dispositif, mais le camp était lui-même un dispositif. Paradoxalement l'antisémitisme dans ce dispositif n'est pas explicite, ou en tout cas presque dissimulé, peut-être ‘déceptif’ car il est possible que la mécanisation de la mort ait frustré les plus sadiques des bourreaux . C’est une belle idée d'avoir fait de Saül vraisemblablement un schizophrène, il survit parce qu'il est adapté au camp sans l'avoir désiré, et sa folie lui permet de mettre en œuvre des stratégies de survie qui fonctionnent quelques temps, tout en gardant son intégrité morale.
Dans le seconde partie, à partir du moment où une mise au point « nette » est faite sur le SS près du lac, le film bascule en montrant la révolte du Sonderkommando comme une fiction. Plus gênant, accumule des métaphores que je trouve contestables, car elles imposent une interprétation à la fois historique et morale plutôt qu'elles ne rendent compte d'une situation. Ainsi il y a clairement trois régimes d'images qui ne se recoupent jamais, et qui établissent une séparation plutôt qu'il n'en rendent compte: le visage des morts n'est jamais montré, ils sont le "Peuple", pas les individus , celui des SS est souvent extrêmement cadré de façon brève mais nette, ils sont eux individualisés corporellement,. les Sonderkommando sont pris dans un régime intermédiaire, je crois qu’ils sont filmés toujours en plan américain (peut-être le type d eplan qui correspond à la politique située par le film entre le peuple et l'individu , car on sent des différences d'opinion et de culture dans le groupe, , ce sont d'ailleurs le seul "groupe"). Plus gênant: l'hyper-symbolisme de la symétrie entre les deux petites garçon, le mort puis le Polonais, le fait que la fiction redouble alors narrativement par des coups de forces narratifs ayant un aspect arbitraire des choix qui sont pas liés au développement de la fiction mais au parti pris moral général du film. Ainsi dans sa folie Saül ne semble pas s'apercevoir qu'il entreprend de donner une sépulture à un anonyme, ou plutôt refuse lui-même cette interprétation que d’autres personnages lui suggèrent, et qui est celle qui permet aux autres membres du Kommando d'être malgré tout solidaire avec lui, ou de se reconnaître en lui ("tu as abandonné les vivants pour un mort", mais c'est dit sans haine). Mais l'enfant est lui-même un phénomène surnaturel, presqu'un messie (il est d'ailleurs réincarné dans l'enfant polonais), vu qu'il a survécu de quelques minutes au gazage, il est lui-même détaché de son peuple . Par ailleurs le film j’ai l’impression oppose deux dimensions du peuple juif, il y a deux orientations de la résistance possible dont le il montre le non-recoupement: combattre ou prier. Saül fait une erreur en pensant que l'image et le témoignage appartiennent à la seconde (il veut alors appuyer sa lutte sur un sens donné qui lui préexiste et lui sert d'étalon). . Les images qu’essayent de prendre les résistants (je crois dans le réel celles dont parle Didi-Hubermann) ont l'air d'être prises par des sonderkommando qui ont plutôt une sensibilité politique de gauche, collectiviste ("nous sommes capables d'enterrer nos morts nous-mêmes tu sais"), ce sont eux qui assument de façon intentionnelle le témoignage. Saül les aide d'abord mais par accident, de façon inintentionnelle en empêchant la découverte de l'appareil photo. Il est avec eux pour une raison individuelle, liée à l'arbitraire de la fiction: se rapprocher de la partie du camp où un rabbin se cache dans un autre sonderkommando. Mais lorsque le groupe de résistants essaye de passer à la révolte avec quelques armes et au sabotage de la chambre à gaz (mauvais mot, il s'agît d'un énorme hangar plutôt que d'une « chambre », le négationnisme joue sur l'imprécision de la langue orale, et le film le fait bien comprendre), il commet une gaffe qui annule sa place dans cette histoire. Il est dans une autre logique: il cherche seul à faire du religieux le témoin de l'extermination (le religieux remplacerait ainsi complètement le politique), et tombe sur un faux rabbin (inauthentique mais cependant courageux et solidaire pendant la traversée du lac, filmé aussi comme une métaphore, c'est l'Hadès franchi dans l'autre sens), comme si la différence entre la démarche du groupe et la sienne, entre la possibilité d'un rapport laïque et idéologique au témoignage et un rapport- plus individuel- où c'est le religieux qui joue le rôle du témoin se posait en terme d'une question d'authenticité et d'inauthenticité, à illustrer puis trancher.
A la fin la caméra suit quelque temps le petit garçon, à la fois témoin, esprit des morts et complices objectifs des SS, puis l'abandonne dans un fourré. Le film ne filme pas l'élan vers la survie et la lutte, mais leur métaphore, qui est statique et fixe, et je crois que l'extermination dans son ensemble semble elle-aussi montrée comme la métaphore d'autre chose, qui n'est pas dit. Je crois qu'il postule/renforce l'opposition de la reconnaissance du spectateur "dans" les victimes et celle "des" victimes, pour une raison qui serait liée à une forme de sacré (comme si la possibilité de mener les deux de front n'appartiendrait qu'à un Dieu, manquant ou présent) Il y a plusieurs moments dans le film où un travelling est arrêté net sur l'apparition ou la disparition du visage, et le point de vue que le spectateur sur l'écran correspond à celui du personnage sur la situation (le bougé de la caméra à l'épaule s'arrête quand Saül est regardé depuis l'intérieur du film). Comme si la morale du film tenait dans le fait qu'il fallait à tout prix qu'un de ces points de vue parivenne à rattraper l'autre (ce rattrapage est le contraire d'une immersion, il s'appuie sur le savoir à la fois du personnage sur sa mort et du spectateur sur l'histoire ou sur la foi, si on le suppose déjà réalisé et correspondant à une intention). Le témoignage et la conscience historique qu'ils permettant impliquent au contraire la conscience de la nécessité d'accepter un décalage.
Dernière édition par Gontrand le 17 Fév 2016, 18:03, édité 9 fois.
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