Ça y est, je l'ai acheté, j'ai ouvert la boîte, je l'ai contemplé, je l'ai lu et c'est un chef d'oeuvre!
Chris Ware - Building Stories, texte issu de mon blog donc ça fera très "chronique" pardon d'avance (surtout que c'est un gros pavé, je ne sais pas comment j'ai pu écrire tout ça).
Attention Spoiler (si on peut véritablement parler de spoiler)
LA VIE MODE D'EMPLOI
Douze ans après Jimmy Corrigan, ce chef d’oeuvre inépuisable qui chamboulait les codes de la BD alors connus à l’époque, Chris Ware revient avec un “OLNI” (Objet Livresque Non Identitfié) tout aussi magistral. L’oeuvre se présente comme une boîte contenant plusieurs livrets (14 au total) prenant des formes extrêmement diverses, allant du petit feuillet plié en quatre au journal grand format en passant par le livre cartonné 56 pages plus classique. Tout cela donne à voir dans un premier temps l’écrasante maîtrise de l’américain lorsqu’il s’agit d’exploiter et d’explorer toutes les possibilités que peut offrir ce médium souvent peu ou mal jugé qu’est la bande dessinée (quoi? ce sous-art infantile?). Sublimées par son talent terrassant, chacune de ses oeuvres (rares car souvent travaillées sur une bonne décennie comme ici) laisse cette impression que le 9ème art en sort quasiment grandit.
Building Stories serait alors un puzzle de pièces disparates à reconstituer dans l’ordre que l’on veut, chaque pièce constituant un fragment de la vie d’un personnage central -une jeune femme à la vie plus ou moins banale- noyau autour duquel vont graviter d’autres personnages réels et probablement imaginaires (j’y reviendrai). Chris Ware tisse au travers de ses 14 objets une toile complexe de relations humaines, sociales et sentimentales où tout est interconnecté: une petite case à un endroit pouvant correspondre avec plusieurs pages riches d’un autre endroit, mettant en lumière un événement ou donnant un nouveau sens à un simple détail. Et la science du détail avec laquelle toutes ses bribes se rejoignent est assez vertigineuse, cette impression passant avant tout par le graphisme soigné dans ses moindres recoins de l’auteur et ses constructions purement sophistiquées (on pourrait souvent parler de BD architecturale) mais toujours au service de l’histoire. Des histoires.
Le titre Building Stories possède un double sens: il signifie à la fois “histoires d’un immeuble” et “construisant des histoires”. Si le premier sens tient une place non négligeable dans l’oeuvre, c’est surtout son second sens qui va livrer sa clé. Cette nouvelle oeuvre se focalise en effet sur la vie de cette jeune femme dont on ne connaîtra pas le nom mais dont on saura tout ou presque. Son passage au deuxième étage de l’immeuble n’est finalement rien d’autre qu’un triste épisode de sa vie, celui de la dépression, du rejet de soi et des doutes existentiels. On se dit que les autres habitants de cet immeuble (la vieille proprio du rez-de-chaussée qui est restée seule toute sa vie et le jeune couple battant de l'aile du premier étage, s’engueulant constamment) pourrait symboliser les deux craintes de cette jeune femme à ce moment-là. Crainte de la solitude affective et du célibat d’une part, crainte d’autre part des complications liées au couple et à la vie dépassionnée qu’elle peut impliquer plus tard. Il y a ainsi un petit peu d’elle dans chacun de ces personnages que l’on devine issus d’une oeuvre fictive qu’elle s’invente quelque part dans sa tête (j’y reviendrai, bis). Si Building Stories est un objet presque intimidant de par sa taille, sa vraie dimension est en fait celle du journal intime, comme une sorte de réflexion introspective d’une femme ordinaire vivant une vie ordinaire avec ses hauts et ses bas, et tenant à décrire au mieux la grandeur humaine de ces petits riens du quotidien qui enfin assemblés forment un tout. Leurs causes et leurs conséquences. Leurs beauté simple.
Il y a ces symboles et autres métaphores que l’on rencontre parfois au détour d’une phrase ou d’une case mais ces derniers ne sont jamais appuyés ou surlignés au marqueur rouge, Chris Ware préfère nous laisser à notre libre interprétation des éléments de cette oeuvre colossale dans laquelle on aime aussi se perdre un peu. Il y a cependant un second niveau de lecture légèrement esquissé qui me séduit beaucoup ici: cette oeuvre serait-elle la version fantasmée, idéalisée du projet artistique ultime que cette jeune femme aurait voulu créer un jour si elle n’avait pas renoncé aux Beaux-Arts et trouver la motivation et la confiance en soi pour persévérer? Cette oeuvre-monde rêvée d’une vie lambda, de sa vie à elle, on la tient entre nos mains, on la suit avec empathie au gré de nos choix de lecture, et elle concilie parfaitement tous les éléments qui coexistent dans son environnement et son espace mental: l’amour de l’Art (des arts) et de l’écriture (pourquoi tous les grands romans ne racontent jamais la vie banale de gens simples? se demande t-elle à un moment), l’architecture (dans le graphisme et les planches) par le biais de son mari qui est justement architecte, le journal intime ou encore les contes pour enfants qu’elle lit à sa fille (l’abeille Branford dans une version remaniée pour adulte, dont de belles pages tout en allitération, bravo Delcourt pour le travail de traduction).
Si Jimmy Corrigan était un livre-monde sur le fait d’être fils, Building Stories est principalement un livre universel sur le fait d’être parent et on imagine à sa lecture une source autobiographique évidente: “chaque autobiographie est une fiction” a dit l’auteur une fois. Et chaque fiction est autobiographique pourrait-on ajouter. Chris Ware vit aujourd’hui à Oak Park avec sa femme Marnie et sa fille Clara, cette BD immense (moins pour sa dimension imposante que pour sa qualité sans équivalent actuel) leur est d’ailleurs directement adressée. Et c’est bouleversant.
(Et c’est forcément à relire et resavourer car on passe sûrement à côté d’une multitude de détails, de connections imperceptibles voire d’autres niveaux de lecture)
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_________________ The Necks : Body
Dernière édition par romain le 06 Jan 2015, 01:50, édité 1 fois.
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