et donc:
http://filmdeculte.com/coupdeprojo/trav ... cinema.php
Alors que les échos de
Volem rien foutre al païs résonnent encore fort à nos oreilles, en l'espace de deux semaines, trois documentaires sortent sur nos écrans et exposent à leur façon le monde du travail. À chacun sa vision de la chose: déshumanisé, humain trop humain, ou relevant de l'utopie concrète, le travail se montre, se vit et se raconte dans
Notre pain quotidien de Nikolaus Geyrhalter (sorti le 14 mars),
La Consultation d'Hélène de Crécy et
Les LIP, l'imagination au pouvoir de Christian Rouaud (qui sortent le 21 mars). FilmDeCulte retrousse ses manches et compare les méthodes.
BOURREAUX DE TRAVAIL
Le tapis roule, la chaîne à l'infini, répétitive, froide, géométrique. Y défilent des amas touffus et jaunes, piaillant de détresse: des poussins. Mécaniquement, des mains de femmes brassent par poignées ce flot ininterrompu, comme plus tard d'autres mains trieront des fruits abîmés. Le message est clair et, à l'esbroufe, Nikolaus Geyrhalter emporte le pli dix bonnes minutes durant. Plans-séquences implacables, cadrages ciselés, comme posés sur les lignes de perspective, couleurs éblouissantes, pouvoir hypnotique du mouvement perpétuel… Chaque plan de
Notre pain quotidien est une preuve à charge, chaque point de montage un coup de poignard à l'industrie agroalimentaire: notre assiette est couverte de merde et nous la sauçons au pain OGM. La thèse est rude mais avérée et notre propos n'est aucunement de la contester; le problème est autre et il relève du cinéma. Piège du dispositif univoque:
Notre pain quotidien ne tarde en effet pas à s'enfermer dans un processus de dénonciation bornée et amblyope, logeant tout et n'importe quoi à la même enseigne, au risque de s'y casser le nez. Ce qui, logiquement, advient. Le grand soin plastique accordé à l'image ne suffit effectivement pas à nous y tromper: ces faits et gestes épiés par un opérateur invisible, ces choix de montage pointant l'irrégularité (un poussin tombant du panier, par exemple), cette omniscience quasi-divine d'un œil à qui rien, nulle part, n'échappe, sont ceux d'une caméra de surveillance.
Voyez ainsi cette séquence, dont on trouve une fausse jumelle dans
Volem rien foutre al païs, d'un homme débitant, à l'aide d'une espèce de tronçonneuse à viande, des carcasses de cochon. Chez Carles, Coello et Goxe, l'image est laide, la carnation blanchâtre, le plan inesthétique au possible; l'écoeurement est alors social: et la bête et l'homme sont à plaindre. Chez Geyrhalter, l'image est rutilante, graphique, complaisamment esthétisante et se conclut (choix délibéré de montage) sur l'impassibilité du bourreau, décrochant son téléphone portable sans une once de compassion; l'écoeurement devrait alors être moral: l'homme est une bête à sang froid. On voit bien ici l'écueil dans lequel sombre
Notre pain quotidien, régulièrement renforcé par plusieurs séquences voulues obscènes, où ces mêmes bourreaux, filmés frontalement comme on pointe du doigt, engloutissent, sacrilège, qui un sandwich, qui un repas entre amis. Le simple acte de manger prend dès lors une valeur pornographique et le spectacle de la mastication vire au quasi-
snuff movie (on convoque sciemment le terme, puisqu'une très violente séquence d'abattage bovin y fait ostensiblement référence). Malhonnêteté du procédé, donc, confirmée d'ailleurs par quelques plans anodins (sur les passagers d'un bus, par exemple) qui, ainsi filmés, virent également à l'horreur (toute image est répulsion et même un accouchement devient scandaleux), et renforcée par une manipulation de post-production très discutable (tous les sons mécaniques et animaux ont été amplifiés, tandis qu'
a contrario, toutes les voix humaines ont été assourdies, achevant ainsi de gommer tout vestige d'humanité) et un choix de distribution similaire (pas de sous-titres pour les rares bribes de mots rescapées).
LES SAGES FOUS ET LES FOUS SAGES
C'est que Geyrhalter ne voit pas plus loin que les parois de son cadre et en vient à oublier qu'il filme des ouvriers, préférant remercier dans son générique final les firmes où il fut autorisé à poser sa caméra. De cette vision tristement courte du monde, on peut trouver ce mercredi, dans les salles, deux heureux contrechamps.
La Consultation, d'abord, attachant premier film d'Hélène de Crécy, qui, dans son principe (suite de consultations menées par un médecin généraliste de province), n'est pas sans rappeler le cinéma de Roudil et Bruneau, notamment
Pardevant notaire et
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Humanité, pudeur, sensibilité: l'homme redevient ici cet animal doué de parole et de raison, capable d'analyser, de comprendre et de critiquer le monde qu'il habite. La force de
La Consultation réside en effet, au contraire de
Notre pain quotidien, dans les doutes et les hésitations qui le traversent. Ainsi, le médecin en question, Luc Perino, est aussi charismatique que peu consensuel, s'avouant faillible, adoptant des positions parfois contestables, balançant entre sympathie et paternalisme. Il ne s'agit pas de l'aimer ou de le détester d'un bloc, mais bien de le considérer dans sa complexité, en partageant, le temps du film, notre empathie de spectateur entre son sacerdoce hippocratique et les souffrances morales, physiques, mentales et/ou sociales de ses patients. Si on peut regretter que
La Consultation ne partage pas la grande rigueur esthétique d'
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, on saura gré à De Crécy de ne pas se laisser pour autant aller à la facilité télévisuelle de la voix off ou des musiques d'ambiance.
Mais le vrai morceau de choix reste
Les LIP, l'imagination au pouvoir, oasis d'intelligence et de simplicité, retraçant les années d'utopie seventies de l'usine LIP de Besançon. Forcé de faire avec l'héritage des groupes Medvedkine, dont les images constituent des témoignages toujours vifs, le film endosse la tâche peu aisée de se situer dans l'après, sans pour autant se laisser vampiriser par le fonds d'archive INA. Rouaud fait effectivement le choix de ne rien céder au nivellement par le bas qu'induit la chimère, souvent cathodique, de l'objectivité. Ce qui compte, c'est la valeur de la parole, la réussite (ou non) de l'évocation, la confrontation des mémoires (parfois divergentes) et la mesure du niveau d'eau ayant coulé sous les ponts depuis. Rouaud tend donc ses micros aux acteurs d'alors et écoute leurs versions des faits, non pour les faire s'affronter au montage, mais bien pour les nourrir mutuellement, avec humour et pertinence. Le noir et blanc d'époque surgit ainsi de manière très pondérée, comme pour attester de ce que tout ceci ne fut pas une fable. Aussi, puisqu'on nous tend une chaise, l'on s'assoit avec plaisir à la table de ces griots fous et sages, afin d'assister, le temps d'un puzzle, à la reconstitution d'une utopie vécue. Nostalgie? Aucunement:
Les LIP, au contraire, se raconte au présent et en appelle, avec conviction, aux consciences ouvrières contemporaines. Celles-là même que Geyrhalter croit éteintes.