Avant d'entrer dans la salle, partout sur les écrans de la salle d'attente de l'UGC CinéCité des Halles, la bande-immonde de La Rafle, très certainement -- et je ne le verrai pas, je m'en fous -- le pire film des années 2000, le plus dégoûtant.
Ça met dans l'ambiance.
Quelques minutes après, quand on est chez Gatlif, on voit le courage, les couilles qu'il faut pour faire un film comme celui-ci, pour ne pas avoir peur d'affronter ce sujet impossible, de s'exposer à l'avis de Lanzman bien sûr, etc (dès le premier plan, on voit à quel point Gatlif a tenu sa ligne depuis Corre gitano, à quel point il saura faire sien un sujet impossible, ce qu'il va avoir l'audace de faire), d'oser y être autrement que le cinéma français le fait la plupart du temps dans ces années d'occupation, d'y être comme dans une époque vivante, dans tout sauf dans une époque amidonnée -- et et c'est aussi pourquoi on le ressent très fort quand le film se rate un peu, quand ça devient, très temporairement, très soudainement, mais à chaque fois ça abîme, dans du Claude Berri. On pourrait jurer qu'il y a deux films, l'un qui était sûrement celui du texte envoyé aux commissions, avec Marc Lavoine et Marie-Josée Croze en poireaux résistants gros plans larmoyants/portaits du Maréchal en vue, comme une parodie de téléfilm viva la france (cf. Climax, le court métrage dégueulasse de Frédéric Sojcher, tiens, à voir ici, en bas de page :
http://www.lexpress.fr/culture/cinema/p ... 41260.html).
Et puis l'autre, que Gatlif n'écrit pas, qui s'écrit au tournage, qui dévore l'autre à belles dents, qui l'engloutit.
Il ne reste quasiment rien du premier film et c'est tant mieux.
Moi je l'ai pris pour ce que ça semble être : une démonstration de force du cinéma, un coup de pied dans le cinéma de papa, un coup de genou aux roustons de la Rafle, où l'événement majeur c'est la vie, la magie de la vie, le cinéma, l'homme, et qu'ici c'est avant tout l'atteinte au souffle de vie, à l'humanisme, qui blesse (là je pense à l'extraordinaire séquence de l'accident avec les chevaux). C'est la première fois où j'entends un personnage réagir de la seule manière qui soit en découvrant qu'une famille a été déportée en disant simplement "mais c'est quoi cette merde?", en n'y comprenant rien, en trouvant ça aberrant, simplement aberrant, inhumain en ce sens d'atteinte la vie, à la pulsion de vie.
Il faut voir la différence de traitement visuel, absolument flagrante, entre l'histoire des gitans et celle des gadjos, ou plutôt entre le film et le téléfilm, à quel point on est dans l'un dans un cinéma de la pulsation, du souffle, de la puissance, des corps (Thiérée est incroyable, sa séquence dans l'arbre est réellement impressionnante) et dans l'autre dans un truc démonstratif et lourd, centré sur les visages.
manifeste pour le nomadisme, donc, par la mise en scène encore, et pour autant, cette dichotomie du scénario, que la mise en scène, je viens de le dire, accompagne, ne fonctionne pas, manichéenne, sur la seule opposition. Je veux dire par là qu'on n'a pas une discrimination inversée, Gatlif donne le plus beau de son film quand il parvient à mêler les deux mondes, exemplairement dans la séquence dans la classe où les mômes entonnent Maréchal nous voilà avec Croze les larmes aux yeux. Ca commence donc par un truc de téléfilm, les gamins hurlent, chantent faux, Croze rechigne à chanter parce qu'elle est résistante et digne, et dans le téléfilm ça s'en tiendrait là. Mais le hors-champ soudain apparaît, par la musique d'abord, comme souvent chez Gatlif. Un violon manouche reprend l'air de l'hymne immonde, soudain juste, soudain gai, et l'effet est étrange, on se dit que Gatlif place un contrepoint osé, que c'est juste un montage son, d'autant que les personnages ne s'en rendent pas compte. Et puis l'air insiste, alors tout le monde se retourne, et les trois bohémiens au fond de la classe s'approprient réellement l'air, avec leurs instruments, s'en emparent pour ce qu'il est : un air, un morceau, une partition, dérivent dessus, en fond un hymne joyeux, le détournent de sa dégueulasserie d'abord par la seule exécution, par la dédramatisation de ce truc atroce, et tout le monde chante alors, soudain juste, et puis l'on rétablit le droit de vivre, de s'amuser, d'être gonflé, de se moquer, d'aller ailleurs. Puis Croze, en bonne maîtresse d'école, juge qu'il est temps d'arrêter, et Thiérée laisse glisser son archet et entame rapidement Le temps des cerises sur la queue du morceau. Glissement sublime, culotté, casse-gueule à crever, mais vrai moment de grâce.
Alors voilà, moi je veux bien admettre les moments lourds, les quelques dialogues sursignifiants tirés de bouquins d'histoire, si c'est pour obtenir le reste, cette actualisation dingue, cette vie, cette modernité, cette patate d'enfer qu'a le film. Ce n'est qu'à ce prix que les plans dans le camp sont à ce point dignes et imposants, qu'ils sont à ce point actuels en parvenant pourtant à se maintenir en équilibre sur la ligne politique délicate qui consisterait à comparer les rafles de 40 à celles d'aujourd'hui (le film ne le fait pas, il sait trop que ce n'est pas la même chose, mais il parvient à établir le seul parallèle possible, cleui du pétainisme transcendantal pour reprendre l'expression de Badiou), ce n'est que comme ça que j'ai les larmes aux yeux lors de l'étreinte à la sortie du camp quand la famille retrouve Taloche qu'ils avaient failli oublier à l'intérieur.
grand film, bordel.